Maison de retraite. Avant le premier
janvier.
Une histoire de fous. Mon frère est passé à la maison après sa visite
à l’hôtel-Dieu, vers quatre heures et demie. Donc je sais qu’il est allé voir
ma mère. À sept heures du soir, elle ne s’en souvient pas, et, honnête pour une
fois, alors que je lui dis doucement «cherche bien dans ta tête»,
et qu’elle cherche, qu’elle cherche (elle fronce les sourcils), elle reconnaît
qu’elle n’en garde pas la moindre trace dans le fond de sa mémoire.
En repartant je croise la dame aux tuyaux
dans le nez qui m’apostrophe :
«Hier on a joué à la belote avec votre mère, elle sait
encore bien jouer.
— Oui, elle se rappelle les règles du jeu
mais elle ne se rappelle plus qu’elle a joué.»
Je retourne illico dans sa chambre :
«Maman, tu as joué à la belote
hier ?
— Non.
— Cherche bien dans ta tête, essaie de te
rappeler… la voisine dit qu’elle a joué à la belote avec toi hier après-midi.
— Je ne me rappelle plus.»
Je croise une infirmière dans le couloir et
l’interroge :
«Non, hier il n’y a pas eu de
belote.»
Après le premier janvier.
«Tu n’as vu personne cette
après-midi ?
— Non.
— Tu n’as rien fait cette après-midi ?
— Non.
— Maman, il y a eu une séance de cinéma,
dans la grande salle du bas, tu as été au cinéma cette après-midi, tu as vu La
Soupe aux choux.
— Je ne me rappelle pas.»
Mais peut-être a-t-elle dormi toute la
séance ?
On voit qu’elle pense intensément. Elle
creuse dans sa cervelle. Elle se penche vers moi et me chuchote à
l’oreille: «Je veux mourir.»
Elle me regarde, désolée, elle a un air de
chien triste. Elle s’excuse en silence de ce qu’elle vient de dire. Elle sait
qu’elle me fait de la peine. Elle ne veut pas me faire de la peine.