mercredi 2 janvier 2013

Dernier jour, premier jour


Maison de retraite. Avant le premier janvier.
Une histoire de fous. Mon frère est passé à la maison après sa visite à l’hôtel-Dieu, vers quatre heures et demie. Donc je sais qu’il est allé voir ma mère. À sept heures du soir, elle ne s’en souvient pas, et, honnête pour une fois, alors que je lui dis doucement «cherche bien dans ta tête», et qu’elle cherche, qu’elle cherche (elle fronce les sourcils), elle reconnaît qu’elle n’en garde pas la moindre trace dans le fond de sa mémoire.
En repartant je croise la dame aux tuyaux dans le nez qui m’apostrophe :
 «Hier on a joué à la belote avec votre mère, elle sait encore bien jouer.
— Oui, elle se rappelle les règles du jeu mais elle ne se rappelle plus qu’elle a joué.»
Je retourne illico dans sa chambre :
«Maman, tu as joué à la belote hier ?
— Non.
— Cherche bien dans ta tête, essaie de te rappeler… la voisine dit qu’elle a joué à la belote avec toi hier après-midi.
— Je ne me rappelle plus.»
Je croise une infirmière dans le couloir et l’interroge :
«Non, hier il n’y a pas eu de belote.»

Après le premier janvier.
«Tu n’as vu personne cette après-midi ?
— Non.
— Tu n’as rien fait cette après-midi ?
— Non.
— Maman, il y a eu une séance de cinéma, dans la grande salle du bas, tu as été au cinéma cette après-midi, tu as vu La Soupe aux choux.
— Je ne me rappelle pas.»
Mais peut-être a-t-elle dormi toute la séance ?
On voit qu’elle pense intensément. Elle creuse dans sa cervelle. Elle se penche vers moi et me chuchote à l’oreille: «Je veux mourir.»
Elle me regarde, désolée, elle a un air de chien triste. Elle s’excuse en silence de ce qu’elle vient de dire. Elle sait qu’elle me fait de la peine. Elle ne veut pas me faire de la peine. 

1969, elle avait 46 ans:






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