dimanche 29 décembre 2013

Mardi 29 décembre 1970



Les treize grives. Soutirage du vin à Moulon. Déménagement à Moulon. La haie à Génissac. Discussion dans ma chambre.

Nadedja Tolokonnikova: Lettre du camp 14 de Mordovie


Copié sur le site Médiapart


25 septembre 2013

André Markowicz, qui nous présente cette lettre dans sa version intégrale, est l’un des plus grands traducteurs et spécialistes de la littérature russe. Il y a deux ans, Dominique Conil rendait compte dans Mediapart de son dernier livre : Le Soleil d’Alexandre, une extraordinaire anthologie de la poésie romantique russe et le roman d’une génération brisée par la répression. « André Markowicz, auteur de traductions, illumine la littérature russe », écrivait Dominique Conil.

« Il faut lire » la lettre de Nadedja Tolokonnikova, nous dit aujourd’hui André Markowicz.

Nous le remercions vivement, ainsi que Marie N. Pane, de nous avoir transmis ce texte dans sa version intégrale et une traduction révisée par rapport à d’autres versions françaises dont des extraits ont pu être publiés.

Le 23 septembre, Nadedja Tolokonnikova, l’une des jeunes femmes du groupe Pussy Riot, a entamé une grève de la faim pour protester contre les terribles conditions de détention dans le camp de Mordovie où elle a été envoyée pour deux ans. Juste avant, via son avocat, elle a fait passer un texte.
J’ai lu ce texte en russe – et j’ai été saisi. Saisi par les conditions de vie des prisonnières. Saisi par la description du système de répression en tant que tel. Saisi aussi par la grandeur de la personne qui écrit cela. La langue de Nadejda Tolokonnikova est une langue russe d’une pureté, d’une force, d’une précision qui s’illuminent de la grande tradition humaniste de la Russie – de cette tradition qui fait que la Russie, quelles que soient les horreurs de son histoire, est source de lumière – la tradition de la « Maison morte » de Dostoïevski, celle de Herzen, celle de Tchekhov, et celle de tous les écrivains du Goulag. Un souci de la précision, une précision impitoyable, et le sentiment constant d’être non pas « responsable » pour les autres, mais lié aux autres, d’une façon indissociable. C’est cette tradition qui fait dire à Anna Akhmatova, dans son exergue de Requiem : « J’étais alors avec mon peuple Là où mon peuple, par malheur, était. »
Nadejda Tolokonnikova parle pour elle-même, et parlant pour elle-même, elle parle avec les autres – elle parle pour nous, et nous donne confiance. Il faut lire ce texte. Il faut le lire.
André Markowicz



 ***

  

Ce lundi 23 septembre, j’entame une grève de la faim. C’est une méthode extrême, mais je suis absolument certaine que, dans la situation où je me trouve, c’est la seule solution.
La direction de la colonie pénitentiaire refuse de m’entendre. Mais je ne renoncerai pas à mes revendications, je n’ai pas l’intention de rester sans rien dire et de regarder sans protester les gens tomber d’épuisement, réduits en esclavage par les conditions de vie qui règnent dans la colonie. J’exige le respect des droits de l’homme dans la colonie, j’exige le respect des lois dans ce camp de Mordovie. J’exige que nous soyons traitées comme des êtres humains et non comme des esclaves.
Voici un an que je suis arrivée à la colonie pénitentiaire n°14 du village de Parts. Les détenues le disent bien « Qui n’a pas connu les camps de Mordovie n’a pas connu les camps tout court». Les camps de Mordovie, j’en avais entendu parler alors que j’étais encore en préventive à la prison n°6 de Moscou. C’est là que le règlement est le plus sévère, les journées de travail les plus longues, et l’arbitraire le plus criant. Quand vous partez pour la Mordovie, on vous fait des adieux comme si vous partiez au supplice. Jusqu’au dernier moment chacune espère – « peut-être, quand même, ce ne sera pas la Mordovie ? Peut-être que j’y échapperai ? »  Je n’y ai pas échappé, et à l’automne 2012 je suis arrivée dans cette région de camps sur les bords du fleuve Parts.
La Mordovie m’a accueillie par la voix du vice-directeur en chef du camp, le lieutenant-colonel Kouprianov, qui exerce de fait le commandement dans la colonie n°14 : « Et sachez que sur le plan politique, je suis un staliniste.» L’autre chef (ils dirigent la colonie en tandem), le colonel Koulaguine, m’a convoquée le premier jour pour un entretien dont le but était de me contraindre à reconnaître ma faute. « Il vous est arrivé un malheur. C’est vrai, non? On vous a donné deux ans de camp. D’habitude, quand il leur arrive un malheur, les gens changent leur point de vue sur la vie. Vous devez vous reconnaître coupable pour avoir droit à une libération anticipée. Si vous ne le faites pas, il n’y aura pas de remise de peine. »
J’ai tout de suite déclaré au directeur que je n’avais l’intention d’effectuer que les huit heures de travail quotidiennes prévues par le Code du Travail. « Le Code du Travail, c’est une chose, mais l’essentiel, c’est de remplir les quotas de production. Si vous ne les remplissez pas, vous faites des heures supplémentaires. Et puis, on en a maté des plus coriaces que vous, ici ! », m’a répondu le colonel Koulaguine.
Toute ma brigade à l’atelier de couture travaille entre 16 et 17 heures par jour. De 7.30 à minuit et demie. Dans le meilleur des cas, il reste quatre heures de sommeil. Nous avons un jour de congé toutes les six semaines. Presque tous les dimanches sont travaillés. Les détenues déposent des demandes de dérogation pour travailler les jours fériés, « de leur propre initiative », selon la formule employée. En réalité, bien entendu, c’est tout sauf leur initiative, ces demandes de dérogation sont écrites sur l’ordre de la direction du camp et sous la pression des détenues qui relaient la volonté de l’administration.
Personne n’ose désobéir (refuser d’écrire une demande d’autorisation à travailler le dimanche, ne pas travailler jusqu’à une heure du matin). Une femme de 50 ans avait demandé à rejoindre les bâtiments d’habitation à 20 heures au lieu de minuit, pour pouvoir se coucher à 22h et dormir huit heures ne serait-ce qu’une fois par semaine. Elle se sentait mal, elle avait des problèmes de tension. En réponse, il y a eu une réunion de notre unité où on lui a fait la leçon, on l’a insultée et humiliée, on l’a traitée de parasite. « Tu crois que tu es la seule à avoir sommeil? Il faudrait t’atteler à une charrue, grosse jument ! » Quand le médecin dispense de travail une des femmes de la brigade, là encore, les autres lui tombent dessus : « Moi je suis bien allée coudre avec 40 degrés de température ! Tu y as pensé, à qui allait devoir faire le travail à ta place ? »
A mon arrivée, j’ai été accueillie dans ma brigade  par une détenue qui touchait à la fin de ses neuf ans de camp. Elle m’a dit : « Les matons ne vont pas oser te mettre la pression. C’est les taulardes qui le feront pour eux.» Et en effet, le règlement est pensé de telle façon que ce sont les détenues qui occupent les fonctions de chef d’équipe ou de responsable d’unité qui sont chargées de briser la volonté des filles, de les terroriser et de les transformer en esclaves muettes.
Pour maintenir la discipline et l’obéissance dans le camp, il existe tout un système de punitions informelles: « rester dans la cour jusqu’à l’extinction des feux » (interdiction d’entrer dans les baraquements, que ce soit l’automne ou même l’hiver – dans l’unité n°2, celle des handicapées et des retraitées, il y a une femme à qui on a amputé un pied et tous les doigts des mains : on l’avait forcée à passer une journée entière dans la cour — ses pieds et ses mains avaient gelés), « barrer l’accès à l’hygiène » (interdiction de se laver et d’aller aux toilettes), « barrer l’accès au cellier et à la cafétéria » (interdiction de manger sa propre nourriture, de boire des boissons chaudes). C’est à rire et à pleurer quand une femme de 40 ans déclare « Allons bon, on est punies aujourd’hui ! Est-ce qu’ils vont nous punir demain aussi, je me demande ? » Elle ne peut pas sortir de l’atelier pour faire pipi, elle ne peut pas prendre un bonbon dans son sac. Interdit.

Obsédée par le sommeil, rêvant juste d’une gorgée de thé, la prisonnière exténuée, harcelée, sale devient un matériau docile à la merci de l’administration, qui ne voit en nous qu’une main-d’œuvre gratuite. En juin 2013, mon salaire était de 29 roubles (moins d’un euro !). Alors que la brigade produisait 150 uniformes de policier par jour. Où passe le produit de la vente de ces uniformes?

A plusieurs reprises, le camp a touché des subsides pour changer complètement les équipements. Mais la direction s’est contentée de faire repeindre les machines à coudre par les détenues elles-mêmes. Nous devons coudre sur des machines obsolètes et délabrées. D’après le Code du Travail, si l’état des équipements ne correspond pas aux normes industrielles contemporaines, les quotas de production doivent être revus à la baisse par rapport aux quotas-type du secteur. Mais les quotas de production ne font qu’augmenter. Par à-coup et sans prévenir.
« Si on leur montre qu’on peut faire 100 uniformes, ils vont placer la barre à 120 ! », disent les ouvrières expérimentées. Or, on ne peut pas ne pas les faire – sinon toute l’équipe sera punie, toute la brigade. Elle sera obligée, par exemple, de rester plusieurs heures debout sur la place d’armes. Avec interdiction d’aller aux toilettes. Avec interdiction de boire une gorgée d’eau.
Voici deux semaines, le quota de production pour toutes les brigades de la colonie pénitentiaire a été arbitrairement augmenté de 50 unités. Si avant la norme était de 100 uniformes par jour, maintenant elle est de 150. D’après le Code du Travail, les travailleurs doivent être prévenus des changements de quotas de production au moins deux mois à l’avance. Dans la colonie n°14, nous nous réveillons un beau jour avec un nouveau quota, parce que c’est venu à l’idée de nos « marchands de sueur », c’est comme ça que les détenues ont surnommé la colonie. L’effectif de la brigade baisse (certaines sont libérées ou changent de camp), mais les quotas de production augmentent, et celles qui restent travaillent de plus en plus dur.

Les mécaniciens nous disent qu’ils n’ont pas les pièces détachées nécessaires aux réparations, et qu’il ne faut pas compter dessus : « Quand est-ce qu’on va les recevoir ? Non mais tu te crois où pour poser des questions pareilles ? C’est la Russie, ici, non ?! »
En quelques mois à la fabrique de la colonie, j’ai pratiquement appris le métier de mécanicien. Par force et sur le tas. Je me jetais sur les machines le tournevis à la main, dans une tentative désespérée de les réparer. Tes mains ont beau être couvertes de piqûres d’aiguilles, d’égratignures, il y a du sang partout sur la table, mais tu essaies quand même de coudre. Parce que tu es un rouage de cette chaîne de production, et, ta part de travail, il est indispensable que tu la fasses aussi vite que les couturières expérimentées. Et cette fichue machine qui tombe tout le temps en panne !
Comme tu es la nouvelle, et vu le manque d’équipements de qualité au camp, c’est toi, bien sûr, qui te retrouves avec le pire moteur de la chaîne. Et voilà que le moteur tombe de nouveau en panne, tu te précipites à la recherche du mécanicien (qui est introuvable), les autres te crient dessus, t’accusent de faire capoter le plan, etc. Aucun apprentissage du métier de couturière n’est prévu dans la colonie. On installe la nouvelle à son poste de travail et on lui donne une tâche.
« Tu ne serais pas Tolokonnikova, ça fait longtemps qu’on t’aurait réglé ton compte » – disent les détenues qui sont en bons termes avec l’administration. Et en effet, les autres prennent des coups. Quand elles sont en retard dans leur travail. Les reins, le visage. Ce sont les détenues elles-mêmes qui frappent, mais pas de passage à tabac dans la colonie qui ne se produise sans l’aval de l’administration. Il y a un an, avant mon arrivée, on a battu à mort une tsigane dans l’unité n°3 (l’unité n°3 est l’unité punitive, c’est là que l’administration envoie celles qui doivent subir des passages à tabac quotidiens). Elle est morte à l’infirmerie de la colonie n°14. Qu’elle soit morte sous les coups, l’administration a réussi à le cacher : ils ont inscrit comme cause du décès une attaque cérébrale.
Dans une autre unité, les nouvelles couturières, qui n’arrivaient pas à remplir la norme, ont été forcées de se déshabiller et de travailler nues. Personne n’ose porter plainte auprès de l’administration, parce que l’administration te répondra par un sourire et te renverra dans ton unité, où, pour avoir « mouchardé », tu seras rouée de coups sur ordre de cette même administration. Ce bizutage contrôlé est un moyen pratique pour la direction de la colonie de soumettre complètement les détenues à un régime de non-droit.
Il règne dans l’atelier une atmosphère de nervosité toujours lourde de menaces. Les filles, en manque constant de sommeil et perpétuellement stressées par cette course inhumaine à la production, sont prêtes à exploser, à hurler, à se battre sous le moindre prétexte. Il n’y a pas longtemps, une jeune fille a reçu un coup de ciseaux à la tempe parce qu’elle n’avait pas fait passer un pantalon assez vite. Une autre fois, une détenue a tenté de s’ouvrir le ventre avec une scie. On a réussi à l’en empêcher.
Celles qui étaient à la colonie n°14 en 2010, l’année des incendies (de forêt) et de la fumée, racontent qu’alors que l’incendie se rapprochait des murs d’enceinte les détenues continuaient de se rendre au travail et de remplir leur norme. On ne voyait pas à deux mètres à cause de la fumée, mais les filles avaient attaché des foulards humides autour de leur visage et continuaient de coudre. L’état d’urgence faisaitqu’on ne les conduisait plus au réfectoire. Certaines femmes m’ont raconté qu’elles avaient atrocement faim, et qu’elles tenaient un journal pour noter toute l’horreur de ces journées. Une fois les incendies éteints, les services de sécurité ont fouillé les baraquements de fond en comble et confisqué tous ces journaux, afin que rien ne transparaisse à l’extérieur.
Les conditions sanitaires à la colonie sont pensées pour que le détenu se sente comme un animal sale et impuissant. Et bien qu’il y ait des sanitaires dans chaque unité, l’administration a imaginé, dans un but punitif et pédagogique, un « local sanitaire commun » : c’est à dire une pièce prévue pour 5 personnes, où toute la colonie (800 personnes) doit venir se laver. Nous n’avons pas le droit de nous laver dans les sanitaires de nos baraquements, ce serait trop pratique !
Dans le « local sanitaire commun », c’est la bousculade permanente, et les filles, armées de bassines, essaient de laver au plus vite « leur nounou » (c’est comme ça qu’on dit en Mordovie), quitte à se grimper les unes sur les autres. Nous avons le droit de nous laver les cheveux une fois par semaine. Mais même cette « journée de bain » est parfois annulée. La raison – une pompe qui a lâché, une canalisation qui est bouchée. Il est arrivé qu’une unité ne puisse pas se laver pendant deux ou trois semaines.
Quand un tuyau est bouché, l’urine reflue depuis les sanitaires vers les dortoirs et les excréments remontent par grappes. Nous avons appris à déboucher nous-mêmes les canalisations, mais la réparation ne tient pas longtemps, elles se bouchent encore et encore. Il n’y a pas de furet pour déboucher les tuyaux dans la colonie. La lessive a lieu une fois par semaine. La buanderie, c’est une petite pièce avec trois robinets d’où coule un mince filet d’eau froide.
Toujours dans un but éducatif, il faut croire, on ne donne aux détenues que du pain dur, du lait généreusement coupé d’eau, des céréales toujours rances et des pommes de terres pourries. Cet été la colonie a reçu une grosse livraison de tubercules noirâtres et gluants. Qu’on nous a fait manger.

On parlerait sans fin des conditions de vie et de travail dans la colonie n°14. Mais le reproche principal que je fais à cette colonie est d’un autre ordre. C’est que l’administration emploie tout son possible pour empêcher que la moindre plainte, la moindre déclaration concernant la colonie n°14 ne sorte de ses murs. Le plus grave, c’est que la direction nous contraint au silence. Sans reculer devant les moyens les plus bas et les plus vicieux. De ce problème découlent tous les autres – les quotas de travail excessifs, la journée de travail de 16 heures etc.
La direction se sent invulnérable et n’hésite pas à opprimer toujours plus les détenues. Je n’arrivais pas à comprendre les raisons pour lesquelles tout le monde se taisait avant d’avoir à affronter moi-même la montagne d’obstacles qui se dresse en face du détenu qui a décidé d’agir. Les plaintes ne peuvent pas sortir du territoire de la colonie. La seule chance, c’est de faire passer sa plainte par son avocat ou sa famille. L’administration, mesquine et rancunière, emploie tous les moyens de pression pour que le détenu comprenne que sa plainte n’arrangera rien pour personne. Elle ne fera que rendre les choses pires. La direction a recours aux punitions collectives : tu te plains qu’il n’y ait pas d’eau chaude ? On coupe l’eau complètement.

En mai 2013, mon avocat Dmitri Dinze a déposé devant le Parquet Général une plainte visant les conditions de vie dans la colonie n°14. Le lieutenant-colonel Kouprianov, directeur-adjoint du camp, a aussitôt instauré des conditions intenables dans le camp : fouilles et perquisitions à répétition, rapports sur toutes les personnes en relation avec moi, confiscation des vêtements chauds et menace de confisquer aussi les chaussures chaudes. Au travail, ils se sont vengés en donnant des tâches de couture particulièrement complexes, en augmentant les quotas de production et en créant artificiellement des défauts. La chef de la brigade voisine de la mienne, qui est le bras droit du lieutenant-colonel Kouprianov, incitait ouvertement les détenues à lacérer la production dont je suis responsable à l’atelier, afin qu’on m’envoie au cachot pour « dégradation de biens publics. » La même femme a ordonné à des détenues de son unité de me provoquer à une rixe.
On peut tout supporter. Tout ce qui ne concerne que soi-même. Mais la méthode de responsabilité collective en vigueur dans la colonie a des conséquences plus graves. Ce que tu fais, c’est toute ton unité, tout le camp qui en souffre. Et le plus pervers –  souffrent toutes celles qui te sont devenues chères. Une de mes amies a été privée de sa libération anticipée, libération qu’elle essayait depuis sept ans de mériter par son travail, remplissant et dépassant même son quota de production : elle a reçu un blâme parce que, elle et moi, nous avons pris ensemble un verre de thé. Le jour même, le lieutenant-colonel Kouprianov l’a transférée dans une autre unité.
Une autre de mes connaissances, une femme très cultivée, a été envoyée dans l’unité punitive, où elle est battue tous les jours, parce qu’elle a lu et commenté avec moi le document intitulé « Règlement intérieur des centres pénitentiaires ». Des rapports ont été constitués sur toutes les personnes qui sont en contact avec moi. Ce qui me faisait mal, c’était de voir persécuter des femmes qui me sont proches. Le lieutenant-colonel Kouprianov m’a dit alors en ricanant – « Il ne doit plus te rester beaucoup d’amies ! ». Et il a expliqué que, tout cela, c’était à cause de la plainte de mon avocat.
A présent je comprends que j’aurais déjà dû déclarer ma grève de la faim dès le mois de mai, dans la situation d’alors. Mais devant la pression terrible que l’administration mettait sur les autres détenues, j’avais suspendu mes plaintes contre la colonie.
Il y a trois semaines, le 30 août, j’ai adressé au lieutenant-colonel Kouprianov une requête pour qu’il accorde à toutes les détenues de ma brigade 8 heures de sommeil. Il s’agissait de réduire la journée de travail de 16 à 12 heures. « Très bien, à partir de lundi la brigade ne va travailler que huit heures », a-t-il répondu. Je sais que c’est un piège parce qu’en huit heures, il est physiquement impossible de remplir notre quota de couture. Et du coup la brigade n’y arrivera pas et sera punie.
« Et si elles apprennent que tout ça, c’est de ta faute, a continué le lieutenant-colonel, plus jamais tu ne te sentiras mal, parce que, dans l’autre monde, on se sent toujours bien.» Le lieutenant-colonel a fait une pause et a ajouté: « Dernière chose : ne demande jamais pour les autres. Demande seulement pour toi. Ca fait des années que je travaille dans les camps, et tous ceux qui viennent me demander quelque chose pour quelqu’un d’autre – ils vont directement au cachot en sortant de mon bureau. Toi, tu seras la première à qui ça n’arrivera pas. »
Les semaines qui ont suivi, dans l’unité et à l’atelier, les conditions ont été insupportables pour moi. Les détenues proches de l’administration ont commencé à inciter les autres à la vengeance : « Voilà, vous êtes punies pour une semaine : interdiction de prendre le thé et de manger en dehors du réfectoire, suppression des pauses toilettes et cigarettes. A partir de maintenant, vous serez punies tout le temps si vous ne changez pas de comportement envers les nouvelles et Tolokonnikova en particulier — faites leur ce qu’on vous a fait, à vous. On vous a bien cognées, non ? On vous a bien cassé la gueule ? Eh bien, défoncez-les, elles aussi. Pour ça, personne ne vous dira rien. »
Plus d’une fois on a essayé de provoquer des conflits et des rixes avec moi, mais quel sens ça aurait d’entrer en conflit avec des femmes qui ne sont pas libres de leurs actes et agissent sur ordre de l’administration ?
Les détenues de Mordovie ont peur de leur ombre. Elles sont terrorisées. Et si hier encore elles étaient bien disposées à mon égard et imploraient « Fais quelque chose pour les 16 heures de travail ! », après la pression que la direction a fait peser sur moi, elles ont peur même de m’adresser la parole.
J’ai proposé à l’administration d’apaiser ce conflit, de mettre fin à la tension artificiellement entretenue contre moi par les détenues soumises à l’administration, ainsi qu’à l’esclavage de la colonie toute entière en réduisant la journée de travail, et en ramenant le quota de production à la norme prévue par la loi. Mais en réponse la pression est encore montée d’un cran. C’est pourquoi, à partir de ce lundi 23 septembre, j’entame une grève de la faim et je refuse de participer au travail d’esclave dans le camp, tant que la direction ne respectera pas les lois et ne traitera pas les détenues non plus comme du bétail offert à tous les arbitraires pour les besoins de la production textile, mais comme des personnes humaines.

Remerciements à Marie N. Pane pour sa traduction du russe.

(Pour prolonger une interview de Khodorkovski dans Le Monde du 25 janvier 2014.)


samedi 28 décembre 2013

Lundi 28 décembre 1970



Vanneau. Le bois scié. Les bécassines. Discussion dans ma chambre.

vendredi 27 décembre 2013

Mercredi 27 décembre 2000


Hier, Paris : vitrine des grands magasins. les enfants sont peu intéressés, ils sont désormais trop grands – la dernière fois probablement, triste. Macdo: ils ne sont pas encore trop grands mais ils commencent à critiquer – le coca à l’eau, etc. – C'est bon signe. Cinéma, avec d’abord un quiproquo (c’est de ma faute à toujours tergiverser) car mon fils voulait voir une couennerie américaine, j’étais prêt à céder, quand je me suis aperçu que ma fille n’y tenait pas. La séance commençait nous n’avions qu’une seconde pour nous décider. 

Décision fut prise : nous n’irions pas au cinéma. Quand, en passant devant une autre salle, on découvre un film qui commence dans une seconde, un film qui est susceptible de convenir à chacun. J’espère qu’ils n’ont pas été déçus (guère d’échos) par Billy Elliott, l’histoire du petit garçon, fils de mineur en grève dont le père veut faire, tradition familiale, un boxeur, et qui préfère la danse. 

Journée de bruine grise. La neige annoncée ne vient pas. Fin de soirée: mon fils et moi regardons Heaven can wait pendant que les deux filles rient comme des baleines devant l’ordi. Rien qui me réchauffe davantage le cœur que de les entendre rire ainsi. Puis il va au lit avec Harry Potter. Je vais marcher seul sous la pluie dans la nuit.


jeudi 26 décembre 2013

Dimanche 26 décembre 1971



Au Bangla Desh maintenant on emprisonne et supplicie les vaincus, on les saigne comme des porcs.

Alain ne m’a pas proposé de partir avec eux comme quoi les meilleurs amis ne sont peut-être que des copains sans importance et qu’on peut se retrouver bien seul. Mais je ne regrette pas de ne pas être à rire aux sports d’hiver. (Quoique ce soit un sacrifice puéril qui ne me rachètera de rien du tout.)

Pourquoi faire de la physique et surtout à quoi sert un laser ?

« George Eliot : — Dieu n’existe pas mais il convient de se bien conduire. Myers répondit : — Dieu existe mais on a le droit de se conduire “mal”. »


mercredi 25 décembre 2013

24-25 décembre 1999




Le touriste n’a que des vues partielles. Son regard est partial, il ne doit pas juger. Il doit savoir qu’il ne voit que quelques apparences dont il ne saura extraire que peu de petites vérités déformées. Surtout quand la ville, la plus intéressante du monde, est inextricable, insondable. Chaque formulation émise est schématique, peut être approfondie et contredite par une autre. Un détail qui semble clair en cache de multiples qui le nuancent et mènent vers d’autres pistes, et ainsi à l’infini.

Des remparts au-delà de la vieille ville vers l’est on aperçoit une colline pelée, chaos géologique. Ces pierres blanches sont des tombes. Cette colline est le plus vieux cimetière juif du monde. Et cette colline s’appelle Jardin des Oliviers.
Errer aux bords des tombes et entendre deux silhouettes dans l’ombre parler tout bas d’amour en français procure un de ces petits plaisirs secrets que recèlent les voyages. Les juifs posent des pierres sur les tombes. c’est plus simples que les fleurs, il n’y a qu’à se baisser pour les ramasser, et c’est un acte de mémoire qui dure plus longtemps que les fleurs qui se fanent. Du Jardin des Oliviers on découvre toute la ville illuminée des feux du couchant (nous sommes à l’est et le soleil est au-delà faisant du rougeoiement du ciel la toile de fond) et des projecteurs qui éclairent les remparts, les dômes musulmans, les clochers chrétiens. La splendide mosquée d’Omar s’en détache, ce dôme du Rocher, bleu et or, seul morceau d’architecture pure de Jérusalem. Les autres monuments ont été bâtis, détruits, rebâtis, adjoints d’appendices variés, au cours de tant de siècles, restaurés aux dix-neuvième et vingtième siècles, qu’ils ont tous des aspects hétéroclites qui font une part de leur beauté et de leur charme mais où il est si difficile de lire leur projet architectural. Contrairement à la vue connue des cartes postales et des livres d’art, qui fausse la perspective, il ne domine pas la ville. Sa masse n’écrase pas ce qui l’entoure. De beaucoup de points de vue sur celle-ci il reste invisible et, par exemple, la colline des quartiers musulmans, au nord de la vieille ville, avec ses modestes bâtisses est plus élevé que lui.

Du Jardin des Oliviers, on entend les bruits de Jérusalem. Les chants du muezzin diffusés par les haut-parleurs, le marmonnements des prières juives si le vent porte, les klaxons des autocars de touristes et des taxis collectifs arabes, dont la noria est incessante sur le boulevard circulaire qui cerne la vieille ville, des détonations qui ne sont que des pétards et des feux d’artifice individuels, les cloches des églises, et surtout les sirènes d’alarmes des ambulances et, sur d’autres notes, avec un autre rythme, celle des voitures de la police israélienne.

Des croix se dressent dans la nuit formés de rubans d’ampoules électriques rouges. Haut-parleurs, ampoules ; le point concret, commun, que l’on appréhende immédiatement entre les religions, c’est l’électricité.

Du Jardin, par une étroite ruelle qui grimpe entre deux murs, on rejoint une route où circulent quelques automobiles qui mène à un modeste quartier d’habitation. Un Arabe indique au touriste désorienté un trou noir par où l’on peut rejoindre la vallée de Josaphat (où nous nous retrouverons tous au Jugement dernier), et celui-ci s’enfonce dans un chemin creux pierreux, très irrégulier et très pentu. Le touriste ne fait que trébucher dans la nuit noire jusqu’à ce qu’il découvre, alors qu’il longe sur sa gauche le haut mur de ce qui doit être le parc de l’église russe de Sainte-Marie-Madeleine, sur sa droite ce petit miracle, cent fois découvert par tous mais qu’il croit être le premier à voir, peut-être protégé exprès par l’autorité suprême des affaires touristiques. Dans la solitude, dans le complet silence si ce n’est la lointaine rumeur de la ville, un champ d’olivier qu’il décrète immédiatement être l’emplacement intact du Jardin des Oliviers (Gethsémani).

Lorsqu’on visite une ville il est recommandé de l’aborder par son point le plus élevé. Réflexe de géographe, mieux qu’une carte ou alors ce qui serait la plus belles des cartes, pour comprendre la topographie, les directions, l’emplacement global des grandes masses, les distances. Savoir où l’on est, en quel point du monde. Ça peut être le clocher du Saint-Sépulcre (fermé), les toits (fermés), le clocher de Saint-Jean-Baptiste (fermé), ce sera les remparts.
Le touriste croise sur les plus de trois kilomètres de remparts ouverts au public, en trois heures matinales, cinq personnes. Où sont les touristes ? Les guides ne l’indiquent-ils pas assez bien, est-ce parce que c’était réputé être « dangereux » il y a quelques années. Ici, aujourd’hui 24 décembre 1999, les touristes ont plutôt pour nom celui presque synonyme de pèlerin, donc ont d’autres préoccupations que les paysages.

Les remparts sont fort intéressants. À l’intérieur des remparts, les toits de la ville, les écoles souvent maternelles ou pour petites classes de diverses langues et diverses religions, des jardins secrets. Une jeune fille révise consciencieusement ses leçons sur une table de jardin de plastique blanc ; derrière elle, au-delà d’un vieux mur, un jardin abandonné, les feuilles jaunes d’une vigne, des arbustes morts, des buissons luxuriants. Des terrains de football, des parkings, des petits carrés d’herbe, qui, proches des remparts, sont jonchés de bouteilles de coca-cola. Le touriste ne sait bien voir que ce qu’il connaît, il regarde à peine l’arbre qui, comme il est citadin et vit loin de la Méditerranée, lui est inconnu, mais lesdites bouteilles font partie de son paysage familier. A-t-il voyagé pour voir ce qu’il connaît déjà ? À l’intérieur des remparts, il y a surtout le bric-à-brac des bâtiments humains, grandes institutions religieuses, bâtisses pour la plupart des deux derniers siècles ou maintes fois restaurés, logements où vivent les habitants plus ou moins pauvres, plus ou moins riches. À l’extérieur des remparts, la ville moderne, bétons et parcs arborés, macadam automobile et, dans le lointain, les innombrables résidences récentes, dans l’encore plus lointain, bleuté, à travers des trouées entre les immeubles qui barrent la perspective, ce qu’on devine être le désert. On plisse les yeux pour voir, pour imaginer ; là-bas, vers le sud-est, il y a Massada. Des remparts on comprend que, par-delà toutes ces religions, celles qui dominent sont, à l’intérieur, celle des pratiquants de la télévision, qui se signalent sans vergogne par leurs antennes, à l’extérieur celle des sectateurs de l’automobile. En ce sens, Jérusalem est une ville comme les autres et une ville de notre temps, Rien à faire, n’en déplaise à certains groupes qui résident (et résistent, c’est peut-être tout à leur honneur) à l’intérieur, ou à l’extérieur.

Lorsqu’il pénètre à l’intérieur de la vieille ville le touriste se retrouve en terrain de connaissance, il y a, adapté pour lui, un faux vrai souk qui envahit la rue David, qui ne vit guère que pour lui. Cette ville lui semble une des plus sûres du monde, qu’il se promène dans la plus perdue, la plus isolée, la plus éloignée des ruelles sombres pendant la nuit la plus noire, il sait qu’il croisera à l’angle de celle-ci deux soldats israéliens en faction. Jérusalem est pétrie (ou infestée, comme on voudra) de religions. Comme s’il n’y avait plus de politique. Les seules actions et réactions ne seraient que de politiques religieuses. Mais avec beaucoup d’économie, c’est-à-dire de propriété privée. Quelle est la part de la surface de la vieille ville de Jérusalem qui n’est pas dédiée aux immenses institutions si diverses (lieux de culte, écoles, patriarcats, fondations, jardins, bibliothèques). Ceints de hauts murs, le touriste n’en voit que ce qu’on veut bien lui montrer. Le quartier arménien n’est qu’une immense terra incognita auquel il n’a pas accès. Combien de cérémonies secrètes, combien d’anachorètes qui prient inlassablement, invisibles, tout proches et très lointains, immergés au milieu du chaos et sourds aux rumeurs, détachés du monde, au centre du monde.

Le quartier juif, détruit lors de la guerre de 1948, reconstruit à neuf après la reconquête de 1967, est tiré au cordeau. Ce n’est pas pour rien que l’artère principale a conservé son nom latin de cardo. Peu de vie ou plutôt une vie calme réglée, des bâtiments non pas laids mais trop neufs, peu d’enfants, peu de femmes. Si vous croisez un homme en noir avec son pantalon étroit trop court qui, raide comme la justice, marche à grandes enjambées avec ses papillotes et ses paperoles qui volent, suivez-le, il vous emmènera au Mur. De l’esplanade éclairée par les projecteurs dans la nuit, le petit touriste est fort impressionné, quoi qu’il en pense, et il ne sait pas ce qu’il en pense, il est fasciné. Mur des murmures, des prières marmonnées. Un autre mur perpendiculaire au premier auquel il est plus difficile d’adhérer, fait de ces tôles provisoires qu’on utilise dans les travaux publics pour cacher au public les chantiers de construction, sépare les hommes des femmes. Après 1967 on a détruit un quartier d’habitations pour dégager l’esplanade.

Le prolongement du cardo s’appelle Souq Khan al Zeit, c’est une des artères principales du quartier musulman, trois pas et tout change (souvent au détour d’une rue on change d’univers). Le souk y est un vrai marché, vivant, les étals et boutiques sont mêlés, qui vendent des babioles pour touristes, qui vendent les marchandises destinées à la vie quotidienne des habitants (épices, vêtements, produits de beauté, cassettes vidéo pirates, etc.). Les enfants jouent, courent, chahutent, rient. Des femmes voilées regardent avec coquetterie des habits de bon goût accompagnée de leur fille ou de leur jeune sœur habillée à l’européenne. Trois sortes de femmes, donc, à Jérusalem. Les femmes voilées, voilées de toutes les religions, nulle n’est en reste. Des Arabes chrétiennes, les Éthiopiennes chrétiennes sont voilées. Les toutes jeunes soldates israéliennes, le képi glissé dans l’épaulette, uniforme d’un kaki tirant vers un jaune clair plus agréable que le vert grisâtre de la plupart des armées du monde. Et les autres.

Au Saint-Sépulcre une jeune Coréenne en jupe courte, agenouillée et le corps étendu en avant à même la pierre récite le rosaire. On reconnaît le rythme des deux phrases, et le nom : « Maria ». À la petite chapelle des Éthiopiens une très vieille femme fripée comme une très vielle pomme rabougrie entièrement enveloppée d’un tissu blanc, comme d’un suaire, se prosterne à toucher terre. À la cathédrale Saint-Jacques la portière sous son voile noir suit les chants arméniens où le touriste peu musicien peut trouver des réminiscences avec des chants ruraux traditionnels crétois qu’il connaît bien, ceux-ci ayant une lointaine ressemblance pour une oreille peu avertie avec tel ou tel chant des maquisards communistes grecs.

Le voile, le touriste s’y fait, il l’accepte très bien ; au bout de quelques jours, il n’y fait plus attention. Il trouve même une pointe de séduction dans ces sourires, ces visages ronds qui se détachent d’autant mieux. Justement, c’est là la question, se fait-on vraiment toujours à tout, nous les humains ? Le touriste ne se fait pas d’illusions. La question du voile, est des plus simples, il n’y a pas à ergoter, elle vaut pour partout et pour toutes les religions : Quelle est la part de liberté des êtres humains du sexe féminin qui le portent ?

À Jérusalem, du boulevard du sultan Soliman, on accède par deux escaliers symétriques à la porte de Damas. Du haut de ce qui paraît être un théâtre à l’antique semi-circulaire, on domine la porte, qui occupe la scène centrale de ce théâtre. Et c’est bien une scène de théâtre dont il s’agit. Le 24 décembre à huit heures du soir la porte percée dans les murailles de la vieille ville est encombrée de piétons pressés, de triporteurs, petits camions, charrettes à bras des vendeurs qui rangent leurs marchandises, qui cherchent à pénétrer dans la ruelle étroite, laquelle, justement, sous la porte forme un coude qui oblige le moindre de ces véhicules à faire plusieurs manœuvres. (En revanche, quand une patrouille israélienne surgit, cela va très vite, les passants s’écartent, les commerçants rangent promptement leurs cartons, leurs étalages.) Sur les gradins de ce « théâtre », parmi les cageots vides, les papiers gras, légumes et fruits avariés, des groupes de touristes exténués après leurs déambulations de toute la journée se reposent, quelques jeunes Arabes fument en groupe en chahutant ; parmi les cris et les interpellations, les derniers camelots proposent à prix réduits des maïs grillés ou un assortiment de ceintures, porte-monnaie, babioles diverses ; un très jeune adolescent vend le cédérom piraté de l’encyclopédie de Bill Gates pour vingt francs. En haut les chauffeurs de taxi collectifs haranguent avec de grands gestes désordonnés les touristes : « Bethléem, Bethléem », avec un accent tonique bien placé qu’un Parisien ne saurait prononcer. Au-dessus, des lampions, peu religieux, plus destinés au Millenium (millénaire) qu’à la fête de Noël ; parfois des pétards explosent, à travers le bruit incessant des klaxons. Sur le boulevard un embouteillage monstre. 

Le long du trottoir se garent en double file ces taxis et nombre de cars de tourisme, certains luxueux, qui ramassent leurs clients ou racolent d’éventuels excursionnistes ou pèlerins de la dernière heure, dans un anglais approximatif : « Jérusalem, vide ce soir, tout le monde à Bethléem, c’est là-bas que cela se passe. » 7 shekels, c’est-à-dire 14 francs pour aller à Bethléem. Tout ceci sous les courtes et violents averses qui ne cesseront pas de la soirée.
De Jérusalem à Bethléem dix kilomètres de traversée de banlieue (habitations, magasins, entrepôts et ateliers, panneaux publicitaires, terrains vagues, larges avenues, feux tricolores). L’autocar passe sans que les voyageurs s’en aperçoivent le point de contrôle israélien qui signale l’entrée dans les territoires de l’autorité palestinienne. Le touriste a beau observer les collines dans le lointain, les lumières dans la nuit, les croix de néon, les minarets, il est difficile de fantasmer sur ce paysage, de l’imaginer il y a quelques siècles, il y a deux mille ans, il y a trois mille ans.

Sous la pluie battante le car dépose les touristes au bas d’une rue en pente où tout le monde se dirige. Deux possibilités, trottoir de gauche, trottoir de droite, le milieu de la rue est interdit par deux rangées de barrière et occupée par des uniformes que le touriste rencontre pour la première fois, ceux de la police palestinienne (apparemment pas de soldats israéliens, ici, ce soir). Qu’est-ce qu’un État ? sinon, avant tout une police. Moins disciplinée, moins assurée que l’armée israélienne. Ils parlent à la foule qui les apostrophe ; ils rient ou ils s’énervent ; ils cherchent à montrer leur autorité, mais ils baissent vite les bras dès qu’un individu ou une famille entière réussissent à franchir les barrières et passer d’un trottoir à l’autre. Des touristes de toutes les nationalités et des Arabes de la ville ou des environs venus en famille. Une atmosphère de fête. Des camelots vendent des keffiehs de bédouins à des prix faramineux qu’ils s’empressent de diviser par deux ou trois dès que l’acheteur éventuel hésite. Objets touristiques, peut-être, mais bien faits car ils sentent très fort la chèvre.
En haut ceux qui ont pris le trottoir de droite arrivent place Manger, ceux de gauche sur une placette qui donne sur le flanc de la basilique de la Nativité où en rangs serrés une foule cosmopolite patiente sous les parapluies. 

Le touriste décide d’aller au « Champ des bergers » (un nom qui résonne de signification) où est prévue une cérémonie en plein air. Quelqu’un lui dit : « Par là, tout droit, un kilomètre. » Après deux kilomètres de marche sous les trombes d’eau dans une banlieue triste, quelqu’un d’autre lui dit : « Par là, tout droit, un kilomètre et demi. » Il renonce, demi-tour, retour sous les trombes d’eau. Entre deux bâtiments de bétons, en contrebas un vaste champ d’oliviers qui se perd dans la nuit.

De retour au centre-ville la placette est vide mais les policiers palestiniens, irascibles cette fois, demandent les laissez-passer pour entrer dans la basilique. Seuls quelques privilégiés en profitent. Après un long détour à cause des barrières, le touriste rejoint la place Manger, la place centrale de Bethléem. À droite la mosquée Omar ibn al-Khatab, au fond l’hôtel de ville qui souhaite en plusieurs langues la bienvenue à Yasser Arafat. À gauche la façade orientale aveugle de la basilique de la Nativité est entièrement cachée par un immense podium. Il est onze heures trente du soir. Toute la place est emplie d’une foule immense plutôt jeune qui écoute une chanteuse de rock qui crie : « Say Yeah ! », et le public en écho répond : « Yeah! » 

Plus loin, dans une ruelle adjacente, entre deux ondées, à la chapelle de la Grotte du lait, un moine franciscain raconte à travers les grilles en italien à un jeune couple espagnol que l’année passée une jeune femme qui ne pouvait pas avoir d’enfants était venue prier à la chapelle et qu’elle venait d’accoucher de jumeaux. Sur la place la chanteuse de rock est toujours pleine d’énergie : « Peace and freedom, Yeah !» Les spectateurs semble y trouver leur bonheur. Des groupes chahutent en sirotant des coca-colas. À chaque averse, les mères cherchent à protéger au mieux leurs bambins ensommeillés dans les poussettes. Au-delà de la place, rue Paul VI, on a installé un dispositif vidéo avec écran géant qui retransmet en direct la cérémonie qui a lieu à l’intérieur de la basilique. Moins d’une dizaine de badauds jettent un œil indifférent, en passant. Les rites religieux s’enracinent dans le réel, ils ne sauraient tolérer le virtuel.

À minuit moins cinq, quand le touriste revient sur la place, il croit avoir une hallucination : la chanteuse de rock a disparu, elle a laissé place à une chorale dont les membres bien alignées, raides dans leurs costume sobres, chantent du Haendel.

À minuit et demi à Bethléem, mille neuf cent quatre-vingt-dix-neuf années après la naissance du Christ, une centaine de touristes en déshérence attendent dans le plus grand, le plus laid, le plus bétonné parking de la ville le car qui les ramènera à leur hôtel. Une petite Guatémaltèque toute ronde qui vit aux États-Unis, dépitée, n’arrête pas de répéter dans un anglais à l’accent invraisemblable que l’année prochaine elle ira assister à la messe dans sa paroisse, Saint-Patrick, New York City. De minute en minute des cars arrivent, vrombissant, qui ramassent les Japonais, puis les Russes, etc. Mais le car pour lequel le touriste avait payé son retour n’est jamais revenu. Sous la pluie battante les touristes naufragés ont dû négocier des places dans les taxis collectifs pour revenir à Jérusalem.

Au cœur de la nuit, la vieille ville de Jérusalem est étrangement vide, on peut méditer dans le grand silence sur les vieilles pierres à la recherche de tous les fantômes du passé.

Le lendemain matin 25 décembre le ciel est d’un bleu immaculé. À nouveau place de Damas. Aucun taxi n’accepte d’aller à Jéricho pour moins de 100 shekels. Personne ne semble aller à Jéricho, « plus vieille ville du monde », trop petite bourgade peut-être (7 000 habitants). Le touriste choisit Hébron (70 000 habitants). Il fait le parcours pour 7 shekels coincé au milieu d’enfants curieux et de femmes voilées muettes. Avec le conducteur bougon et qui conduit trop vite, la conversation est difficile (« I just speak hebraic and arabic », bilinguisme qui donne à penser). Une voie rapide traverse un paysage désertique de collines aux terrasses plus ou moins abandonnées. Au sommet de l’une d’elle, en territoire palestinien, un groupe bardé de drapeaux israéliens procède à une cérémonie mystérieuse. Avant Hébron de nombreuses pancartes ne manquent pas de signaler les colonies juives qui cernent la ville.

Centre d’Hébron, 10 000 habitants arabes, 500 Israéliens retranchés rue David, au cœur de la vieille ville. Hébron, ce matin-là, est très animé. Dans des rues commerçantes banales, parmi les embouteillages, la foule déambule au grand soleil. Quasiment pas de touristes. Des enfants conduisent des carrioles à chevaux. Un vieux passe sur son âne, les jambes ballantes. Un jeune pédale à toute vitesse en zigzagant sur un mountain bike (c’est écrit dessus). Les charrettes des quatre saisons proposent des petits pains ou du thé. Un pneu traîne par terre attaché à l’arrière de celles-ci de façon à ce que leur conducteur freine dans les descentes en sautant à pieds joints dessus. Certains poussent des chariots de supermarché recyclés. 

L’immense souk d’Hébron est magnifique à la fois par la couleur locale qui plaît au touriste naïf et par son humanité chaleureuse. Rien pour les touristes, tout pour la vie quotidienne. Quartier de viandes de chameau suspendus, pâtisseries, épices, légumes et fruits, dentifrices et matériels de cuisine, tissus vêtements, chaussures, disques libanais piratés. Les emballages des produits de la vie courante sont rédigés en hébreu ou en anglais. On paie en shekels.

Parallèle au souk une portion de la rue David est barrée par des blocs de béton et des soldats israéliens en armes. Personne n’y passe sauf curieusement quelques femmes voilées, seules.

Vers le monument dédié à Aaron Gross, la rue David devient une large avenue bordée, d’un côté, du cimetière où, assis sur les tombes, des hommes viennent se cacher pour fumer (ce qui est impossible en ville en cette période de ramadan), de l’autre côté, l’une des extrémités du souk.

Et puis et puis… Des petits groupes de cinq ou six jeunes juifs marchent rapidement, bien habillés, certains en chemise blanche (il fait chaud), pour aller à la synagogue (c’est le jour du shabbat). Un membre de chacun de ces groupes tient un fusil mitrailleur. Dans un renfoncement sur un grand bâtiment refait à neuf une pancarte en hébreu et en anglais (pas en arabe) : « This market was built on jewish property stolen by Arabs after the 1929 massacre. » À cet endroit le souk est à ciel ouvert autour d’une construction à un étage aux portes et fenêtres condamnés qui domine celui-ci. Sur le toit plat cerné de barbelés de cette construction les soldats israéliens dominent tout le souk et surveillent la population d’Hébron.


Un Noël comme on n’en fait pas



Certains me tournaient autour, depuis la fin d'après-midi, ne sachant pas si ils seraient de la fête, parce que c'est triste un noël loin de chez soi, parce que c'est là que raisonne fort la solitude des voyageurs, des égarés, des écorchés, des malmenés par la vie.
Les mal partis.
Evidemment, j'avais mis des litres d'amour dans ma sangria sans alcool, de bons fruits frais, de la canelle, du sucre de canne, des gousses de vanille rapportées par une chère amie d'un voyage dans les îles.
J'avais des arguments pour les appâter, lentement, pour faire en sorte qu'ils se joignent à cette table de notre Noël sur Terre, plutôt que de s'enfemer dans leurs chambres avec leurs sandwichs saturés de graisse et de solitude, l'alcool pour faire passer le tout, l'herbe pour donner un peu de chaleur et d'illusion.
A coup de douceur et de bienveillance, je tissais ma toile.
A cela, rien ne résiste.
Soudain, nous étions 20 à table, et les conversations allaient bon train, les regards se voilaient parfois, mais quand-même.
Quand-même, dans ce foyer au milieu de nulle part, nous étions unis, unis et fiers de savoir vivre ensemble, envers et contre toutes les misères, les injustices, les guerres et les proches laissés au pays.
Il y avait de l'amour, oui, en veux-tu en voilà.
Et des petits plats.
Et des rires.
Et de la joie.
Et de la danse même, quitte à valser sur des rythmes que je ne connais guère, pourvu qu'on ait l'ivresse.
L'ivresse des sourires, fatigués oui, après leurs allers-retours dans des mondes parallèles, pour supporter cette vie qu'ils essaient de construire, un pas devant l'autre, une pierre ici, une petite victoire là, à chaque jour suffit sa peine.
Il a été question de religion, bien sûr, mais nous avons rendu à Dieu ce qui est à Dieu (enfin surtout moi), et à leur jeunesse et leur vaillance, tout ce qu'elle mérite : de l'espoir, des encouragements, des petits mots doux qui se plantent dans les coeurs, du baume pour les petits matins gris.
C'était vraiment un Noël comme on n'en fait pas.
Et c'était juste bien.
Karine Morin


mardi 24 décembre 2013

L’âne était petit



L’âne était petit et plein de pluie et tirait
la charrette qui avait passé la forêt.
La femme, sa petite fille, et le pauvre âne
faisaient leur devoir doux, puisque dans le village
ils vendaient pour le feu le bois des fruits de pin.
La femme et la petite fille auront du pain
qu’elles mangeront dans leur cuisine, ce soir,
près du feu que la chandelle rendra plus noir.
Voici Noël. Elles ont des figures douces
comme la pluie grise qui tombe sur la mousse.
L’âne doit être le même âne qu’à la crèche
qui regardait Jésus dans la nuit noire et fraîche :
car rien ne change et s’il n’y a pas d’étoile,
cette nuit, qui mène à Jésus les mages vieux,
c’est que cette comète au tremblement d’eau bleue
pleure la pluie. C’était aussi simple autrefois,
quand les anges chantaient dans la paille du toit ;
sans doute que les étoiles étaient des cierges
comme ceux qu’il y a aujourd’hui près des vierges
et, sans doute, comme aujourd’hui les gens sans or,
que Jésus, sa mère et Joseph étaient des pauvres.
Il y a cependant nous autres qui changeons
si rien ne change. — Et ceux qu’aime bien le bon Dieu,
comme autrefois aussi sous l’étoile d’eau bleue,
c’est les ânes très doux aux oreilles bougeantes,
avec leurs jambes minces, roides et tremblantes,
et les paysannes douces et naïves du matin
qui vendent pour le feu le bois des fruits du pin.
Francis Jammes


lundi 23 décembre 2013

Muriel



Elle n’aimait pas du tout l’école mais c’était une petite débrouillarde. Elle avait si bien prévu, manœuvré, plu aussi, qu’elle fut embauchée à la librairie le lendemain de ses seize ans (sans aucun diplôme).

« Hé m’sieur, c’est de qui Les Misérables ?» criait-elle avec sa voix gouailleuse.

Mais deux ou trois semaines plus tard elle savait qui avait écrit Fragments d’un discours amoureux ou Les Mots et les choses, et allait directement dans le rayon sans rien demander à personne.

Une dame timide vint nous commander en chuchotant un livre de Masters et Johnson.
Quelques jours plus tard, la dame vint chercher sa commande. Muriel, de sa voix gouailleuse, hurla à travers la librairie : «Hé m’sieur, on l’a reçu Les Mésententes sexuelles

Pont



Pierrette était une brune plantureuse.
Il n’y avait pas deux jours qu’elle était là qu’elle couchait dans son lit.
Anne-Marie qui dormait dans la même chambre avait rapporté à ma mère: Pierrette ne dormait plus dans la chambre des bonnes.

Il s’appelait du même prénom que Faustin.
J’étais très jeune, mais déjà à l’époque j’étais prêt à jurer qu’à part quelques bordels militaires du Sud-Algérien Pierrette était sa première femme.

Ça n’a pas duré longtemps.
Quatre jours, puis c’est Faustin lui-même qui a demandé à ma mère de renvoyer la nouvelle vendeuse.
Au reste, et pourtant Dieu sait que la boulangerie était dans une banlieue populaire, la saine vulgarité de Pierrette ne convenait pas à la clientèle.

Marie-Thérèse fut embauché, par une petite annonce dans La Presse de la Manche, comme d’habitude.

Quelques jours plus tard Faustin prit mon petit frère à part. Avec les doigts il lui attrapa le menton, le regarda les yeux dans les yeux et lui dit : «Pierrette! Pierrette! Elle n’a jamais existé!» Mon petit frère se le tint pour dit.

Elle avait des châteaux dans le Cotentin, il avait des propriétés dans le Languedoc.

Exactement comme dans le film que l’on connaît, ma mère attrapait le menton de Marie-Thérèse la regardait les yeux dans les yeux et lui demandait : «Marie-Thérèse, vous n’êtes pas enceinte?» «Non Madame», répondait celle-ci les yeux baissés.

Il fallut se marier. Mes parents furent les deux témoins. A-t-on seulement débouché une bouteille de Champagne ?

Puis il fallut rendre visite à la famille.
Il n’y avait pas de propriétés dans le Cotentin ni châteaux dans le Languedoc.

Dimanche 23 décembre 2012


[…]

En 74 je me suis inscrit en licence d’histoire, devant un panneau qui dressait la liste des “unités de valeur” un type m’a dit « si tu prends “le mouvement ouvrier de 48 à 70” et que tu es un peu militant tu l’as les doigts dans le nez », j’ai pris moyen âge…


dimanche 22 décembre 2013

Constantinople



La chute de Constantinople est un malheur personnel qui nous est arrivé la semaine dernière.
Princesse Bibesco