«Comment,
demanda Lousteau le mystificateur, une femme aussi belle que vous
l’êtes et qui paraît si supérieure, a-t-elle pu rester en
province? Comment faites-vous pour résister à cette vie?
— Ah! voilà,
dit la châtelaine on n’y résiste pas. Un profond désespoir ou
une stupide résignation, ou l’un ou l’autre, il n’y a pas de
choix, tel est le tuf sur lequel repose notre existence et où
s’arrêtent mille pensées stagnantes qui, sans féconder le
terrain, y nourrissent les fleurs étiolées de nos âmes désertes.
Ne croyez pas à l’insouciance! L’insouciance tient au désespoir
ou à la résignation, chaque femme s’adonne alors à ce qui, selon
son caractère, lui paraît un plaisir. Quelques-unes se jettent dans
les confitures et dans les lessives, dans l’économie domestique,
dans les plaisirs ruraux de la vendange ou de la moisson, dans la
conservation des fruits, dans la broderie des fichus, dans les soins
de la maternité, dans les intrigues de petite ville. D’autres
tracassent un piano inamovible qui sonne comme un chaudron au bout de
la septième année, et qui finit ses jours, asthmatique, au château
d’Anzy. Quelques dévotes s’entretiennent des différents crus de
la parole de Dieu: l’on compare l’abbé Fritaud à l’abbé
Guinard. On joue aux cartes le soir, on danse pendant douze années
avec les mêmes personnes, dans les mêmes salons, aux mêmes
époques. Cette belle vie est entremêlée de promenades solennelles
sur le Mail, de visites d’étiquette entre femmes qui vous
demandent où vous achetez vos étoffes. La conversation est bornée
au sud de l’intelligence par les observations sur les intrigues
cachées au fond de l’eau dormante de la vie de province, au nord
par les mariages sur le tapis, à l’ouest par les jalousies, à
l’est par les petits mots piquants. Aussi le voyez-vous? dit-elle
en se posant, une femme a des rides à vingt-neuf ans, dix ans avant
le temps fixé par les ordonnances du docteur Bianchon, elle se
couperose aussi très-promptement, et jaunit comme un coing quand
elle doit jaunir, nous en connaissons qui verdissent. Quand nous en
arrivons là, nous voulons justifier notre état normal. Nous
attaquons alors de nos dents acérées comme des dents de mulot, les
terribles passions de Paris. Nous avons ici des puritaines à
contre-cœur qui déchirent les dentelles de la coquetterie et
rongent la poésie de vos beautés parisiennes, qui entament le
bonheur d’autrui en vantant leurs noix et leur lard rances, en
exaltant leur trou de souris économe, les couleurs grises et les
parfums monastiques de notre belle vie sancerroise.»
La Muse du département
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