Les yeux dans le lait
D’abord
ce fut une lisière de jour ; un œil qui s’ouvre et qui
aperçoit un rideau qui flotte. Ça sentait l’iode. Pourquoi bon
sang la fenêtre s’était-elle ouverte, et quelle était cette
ombre qui bourdonnait ? Cette abeille-là, narquoise et
dansante, en quelle saison sommes-nous ? est-ce cela donc
l’épanchement du songe dans la vie réelle ?
« Allez
mon bonhomme, il est temps de te lever.
– Mais
ma puce, laisse-moi encore un peu.
– Puce,
puce, secoue-toi les les puces, debout, charogne ! »
Dans
la grande cuisine il la retrouva accoudée devant un grand bol de
café blanchâtre et huileux. Elle trempait ses énormes tartines de
beurre orange avant de les arracher à pleine mâchoire. Elle
exhibait sans pudeur des gencives violettes pendant que la mie
imbibée dégoulinait le long du menton et sur le rebord de la table.
Il se tassa dans un angle, il attendit un peu avant de chercher à
rejoindre à pas timides le petit percolateur qui était au-dessus de
l’évier.
« Prends
pas de café ça te fait du mal.
– Ah
bon, dernière nouvelle. Mais pourquoi tu dis ça ? »
Il
posa la pointe de ses fesses de si maladroite façon sur la pointe du
banc qu’il le déséquilibra et manqua de se retrouver les quatre
fers en l’air.
« T’as
rêvé cette nuit.
– Ah,
oui ? euh, sûrement.
– Tu
parles en dormant.
– Hum,
oui, peut-être, enfin, je suppose que ça m’arrive, comme à tout
le monde n’est-ce pas ?
– Non,
ça ne m’arrive jamais, pas à moi. »
Elle
le scrutait d’un regard perçant, louche, vicieux, par en dessous
et en biais.
« Tu
t’es levée du mauvais pied.
– J’vais
t’en foutre des pieds mon salaud. Tu peux m’expliquer, écoute
bien : Aurélia, ça ne te dit rien.
– Euh…
– Chipote
pas hein, moi ça me dit.
– Mais
explique-toi qu’est-ce qu’il y a. Tu pouvais pas me laisser
dormir, qu’est ce que j’étais bien dans mes plumes.
– Non,
je ne pouvais pas ; et d’abord j’en ai marre de ta flemme !
maintenant tu vas te lever, ah, tu vas voir si tu vas te lever, tous
les jours tu vas te lever, chaque matin, en fanfare tu vas
t’extirper, je t’en foutrais moi de la couette chaude.
– Oui,
enfin, c’est comme tu veux. Et alors, cette Aurélia, qu’est-ce
qu’elle a fait.
– Tu
connais pas d’Aurélia. T’es sûr que c’est pas ta greluche au
bureau ?
– Non,
personne. Tu sais bien qu’il n’y a pas d’Aurélia dans la
boîte, je ne vois pas, et pourquoi tu me jettes à la figure ce nom
d’Aurélia ?
– C’est
moi qui pose les questions. T’as été à la plage hier ?
– Non.
– T’es
rentré tard. Et pourtant tu vois pas ?
– Mais
non ma biche, je t’assure.
– Biche !
tu sais mon dégueu, tu sais ce qui s’est passé ? Quand j’y
pense… bien entendu, non, tu peux pas savoir. Je me marre. »
Elle
éclatait de rire en postillonnant sur la table des morceaux entiers
de pain mastiqués mêlés de café au lait, des boulettes de beurre
et de mie à moitié digérées. À la surface du liquide flottaient
plein de miettes parmi les auréoles d’or du beurre fondu.
« Mais
t’es un peu sale ce matin.
– Oui,
et dorénavant ça sera comme ça, tu vas découvrir ma vraie
nature. »
Sa
chevelure commençait à lui voleter dans les yeux, autour de ses
grandes oreilles, parfois c’était comme si elle était aspirée
par le plafond.
« Mon
coco tu parles dans ton sommeil.
– Oui
tu l’as déjà dit.
– Non
j’ai rien dit, mais t’es trop bête pour deviner. Tu sais que
nous les femmes on a un sixième sens, des antennes, là comme ça. »
Elle faisait le geste de montrer qu’elle avait des oreilles d’âne.
Il
commençait à s’éveiller, il allait un peu mieux et il envisagea
une réplique ferme. Il fallait reprendre du poil de la bête et ne
pas se laisser enferrer dans ce discours crétin. Il détacha les
syllabes :
« Tu
commences à m’énerver.
– Et
c’est pas fini, sale ignoble, sale mec, crasspec, pouacre. »
Elle
cracha sur la table une énorme bouillie indistincte.
« T’es
de moins en moins propre.
– Attends,
tu vas pas en revenir de la merde que je vais foutre, tu vas te la
bouffer jusqu’à l’œsophage, jusqu’au fond des boyaux, t’en
auras plein les tripes.
– Mon
chou.
– Quand
tu rêves tu rêves d’Aurélia.
– Ah !
– Tu
lui parles. Tu sais comment je m’appelle, tu ne t’en souviens
même plus. Tu as déjà rêvé de moi ? je n’existe pas dans
tes rêves, je le sais bien.
Il
se leva, il fit quelques pas, s’arrêta soudain ; il voulait
prendre le contrôle de la conversation, il respira bien fort, une
longue aspiration en regardant à travers la vitre les roses
trémières alignées le long du mur de leur jardinet.
« Ça
suffit, reprends ton calme et explique-toi, ma chérie.
– Me
donne plus de nom d’oiseau ni de noms d’oiseau ni de noms de
microbes, c’est fini. Tu sais ce que tu dis en rêve, non, eh bien
voilà, ouvre tes oreilles, non assieds-toi d’abord, tu vas encore
te casser la gueule. Quand tu rêves tu susurres, tu mijores :
“Aurélia oui oui Aurélia”. »
Et
elle y mettait le ton, à plaisir.
« Moi,
j’ai dit ça ?
– “Aurélia
oui oui Aurélia”. »
Elle
agitait avec fureur ces deux battoirs, ses friselis volaient autour
de sa tête puis au loin, dans toute la pièce, enfin ce fut le grand
bol qui fut projeté sur le sol avec un bruit d’hélicoptère, les
miettes et les yeux dorés du lait étaient répandus sur le
carrelage dans un étang jaune pâle. Les yeux, écarquillés par la
curiosité, intrigués, observaient la scène de famille. Maintenant
quelqu’un n’allait pas manquer de glisser. Ça finirait peut-être
en drame. Une petite fourmi s’approcha, à pas comptés, craintive,
elle devait s’être tapie à guetter l’incident prévisible
derrière le tuyau du radiateur.
Il
cherchait dans sa mémoire, non, aucun souvenir, jamais au cours de
sa vie, même à l’école maternelle, il n’avait croisé
d’Aurélia.
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