Départ à midi cinquante. On longe la Seine par le quai du Nymphée, dont on
aperçoit le faite au-dessus du vieux mur de soutien. Après le barrage c’est un
chemin à l’écart de tout moteur qui nous mène jusqu’au centre de Carrière,
belle villa tapie dans la verdure, derrière la côte malheureusement souvent
recouverte d’immeubles de résidences banals, au-delà de la rive l’île dite Fleurie
qui s’est fortement humanisée depuis les années soixante-dix où logeait la
vieille clocharde dont X a fait une nouvelle (était-ce elle?) parmi les
gravats et les ronces. Aujourd’hui il y a un stade, une route encombrée, des bas-côtés
où les voitures stationnent, des équipements sportifs; et dans le même
temps la nature si elle a été domestiquée est beaucoup plus agréable. À
Carrière me plaît l’amphithéâtre formé par les maisons du bourg comme bâties
sur d’anciennes murailles, à moins qu’elles le soient vraiment, qui encercle le
jardin public où jouent les enfants, se promènent les nourrices avec les
rejetons en poussettes, le jardin plein le dimanche. Un peu plus loin, là où la
route qui longeait la Seine s’en sépare de nouveau, une sorte de café qui doit
être bien misérable mais qui à vue de nez donne l’impression d’une guinguette.
Il y a foule le dimanche après-midi, d’autant qu’il est en face du terrain de
boule municipal, mais en semaine ce sont surtout quelques camionneurs et de
nombreux représentants qui s’y arrêtent (on a envie d’imaginer quelques filles
qui attendent au premier étage, ou qui sont prêtes à se glisser dans les
camions). Ensuite le chemin de
halage n’est plus aménagé, ce sont des débris de tuiles, des bouts de pierres
concassées qui comblent les ornières. Le paysage de l’île en face devient terne,
derrière on voit toutes proches les tours de Nanterre (j’ai fort bien connu ces
lieux, au temps où il y avait les usines à gaz qui entouraient le stade de
l’USN (Union sportive de Nanterre), c’est à peu près à cet endroit que Faustin eut l’incivilité (comme on dit aujourd’hui, mais à l’époque on n’y pensait
guère) de jeter dans la Seine sa vieille gazinière qui ne sombra pas. Lui et
son frère la suivirent des yeux avec quelque crainte, qui partait à la dérive
vers Rouen, la Manche, l’océan qui sait? À ma gauche s’étendent les
champs, les serres, campagne toute proche de Paris, une des plus proches,
campagne résiduelle, mal tenue, chemin de mauvaises herbes et de caillasses,
sacs plastiques, gravats, mottes de terre, petits champs bordés d’une route
étroite mal entretenue, bombée, raccommodée à la va vite par quelques lambeaux
de goudrons, où les voitures circulent trop vite (un peu plus loin lorsque j’ai
dû abandonner les berges où l’on ne passe plus, j’y croise deux policiers munis
de ces jumelles qui mesurent la vitesse. Ils me disent bonjour avec un ton
rogue et inexpressifs. Est-ce cela qu’on leur apprend afin qu’ils se fassent
respecter? Alors les responsables de cet enseignement se fourvoient
complètement. Ce n’est pas parce qu’on dit «bonjour» qu’on est
poli, c’est le ton que l’on prend pour s’adresser à l’être humain que l’on a en
face qui dénote l’affabilité. Et c’est en étant affable que les flics se
rendront moins impopulaires. Deux ponts neufs se succèdent, celui de l’autoroute numéro 14, puis
celui du récent (récent pour moi) rer qui va jusqu’à Cergy. Deux colossales
masses de béton où résonnent mes pas et le bruit des roues des véhicules
au-dessus quand ils franchissent une de ces bandes qui relient deux des blocs
de ciment dont est construit la route, ou le son caractéristique des roues du
train quand ils passe le mince espace entre deux rails (je crois que ces
intervalles sont indispensables à cause de la dilatation de ces rails qui
s’étirent plus ou moins selon la température). Sous un des ponts un âne,
attaché à un pieu, plus triste encore qu’un âne ordinaire. Je crois qu’il a été
posé là par les gitans qui se sont installés le long de la route un peu plus
loin. La route que je suis est à environ cinq cent mètres, de l’autre côté
il y a cette rangée de pavillons de banlieue, laids bien alignés qui regardent
tous les champs, le fleuve, l’au-delà du fleuve. Ces pavillons, ces champs, ces
géographie triste m’ont fasciné depuis toujours. C’est très laid, mais il y a
un aspect circonscrit, littéraire. Ces pavillons regardent depuis toujours ces
bandes de terre, le fleuve, la grande ville au loin, avec un regard désespéré.
Un coureur m’indique que le chemin se dégrade encore, puis un homme qui mange
un casse-croûte assis au bord du fleuve, que je prends d’abord pour un
clochard, mais il a couché son vélo sur la berge à côté de lui, me dit que plus
loin on ne passe plus.
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