Champignons
Les champignons ne faisaient pas partie des traditions familiales. Y avait-il des traditions dans cette famille ? Nous ne profitions de moments seuls avec nos parents que les mardis des vacances scolaires, parce que c’était leur seul jour de congé de la semaine, mais c’est une autre histoire… Les rares fois où nous allions en forêt, trop aimants et attentionnés, ils nous empêchaient d’approcher à moins de dix mètres de ces curieuses plantes inconnues qui auraient pu nous être fatales.
Les champignons étaient si dangereux qu’ils
avaient acquis le caractère sacré d’un dieu mauvais, jamais je n’aurais osé y
toucher ç’eût été un sacrilège. Je ne les regardais que de loin, avec crainte.
(Cependant il nous arrivait de manger des
champignons de Paris insipides qu’Anne-Marie allait acheter au marché.)
Ce fut à vingt ans un soir à Génissac. Il
faut se représenter au cœur de la nuit d’automne une grande bâtisse blanche
isolée au milieu des vignes. On peut imaginer que ce soir-là il pleuvait fort,
que les volets grinçaient, battus par les vents d’ouest. Une bûche crépitante
se mourait dans la grande cheminée en diffusant une mince lueur. À l’écart de
la cheminée, nous étions sept, le grand-père et la grand-mère, la mère, Pierre
et Françoise, et nous deux, les Parisiens, assis autour de la table ronde, sous
une ampoule de quarante watts surmontée d’un abat-jour translucide, maculé de
mouches mortes, qui pendait au bout d’un mince fil accroché au haut plafond
noirci. Cette lampe laissait tous les murs de la grande salle dans la pénombre.
Les visages à peine éclairés par en haut, avec leurs fronts dans l’ombre, les
yeux et les dents qui seuls brillaient, présentaient un aspect diabolique. Les
deux Parisiens n’en menaient pas large quand Jeanne a apporté le plat de
champignons. Elle était tellement réjouie, « vous allez me goûter
cela », c’était un luxe, un menu de choix, un raffinement rare, un peu
comme les sardines pour les enfants de Pergaud lors de la fête dans leur
cabane. Je n’ai pas osé dire non, comme lors de l’épisode des escargots (mais
c’est une autre histoire), c’était un tel événement, annoncé depuis des jours
et des jours, car il fallait que le temps s’y prête pour les débusquer, avec la
température précise, la parfaite humidité qui était nécessaire, qu’il eût été
inconcevable de refuser. Nous n’avons pas commencé à en manger avant
qu’« ils » aient eux-mêmes entamé leur assiette. Nous nous regardions
tous les deux. Nous observions chaque visage tour à tour, et eux nous regardaient,
narquois, pendant qu’ils avalaient le plat de si bon cœur, et que nous
y tâtions à peine avec appréhension. Je n’ai gardé aucun souvenir du goût de ces premiers cèpes. Dans mon lit, ne trouvant pas le sommeil, j’ai écouté
mon estomac et mes intestins. Rien. Tout était normal. J’en avais réchappé.
Plus tard, avec Pierre, nous partions avant
l’aube. Il nous est arrivé de faire plus de cinquante kilomètres, par des
chemins détournés, en surveillant dans le rétroviseur, au cas où un des voisins
se serait avisé de nous suivre, avant d’atteindre l’endroit secret.
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