« Chaque
jour, chaque nuit, il meurt nombre de ces garçons pleins de vitalité,
qui promettaient tant. Je ne sais comment réagir. Avec toutes ces
souffrances autour de soi, on en vient à avoir honte d’accorder tant
d’importance à soi-même et à ses états d’âme. Mais il faut continuer à
s’accorder de l’importance, rester son propre centre d’intérêt, tirer
au clair ses rapports avec tous les événements de ce monde, ne fermer
les yeux devant rien, il faut «s’expliquer» avec cette époque terrible
et tâcher de trouver une réponse à toutes les questions de vie ou de
mort qu’elle vous pose. Et peut-être trouvera-t-on une réponse à
quelques-unes de ces questions, non seulement pour soi-même mais pour
d’autres aussi. Je n’y puis rien si je vis. J’ai le devoir d’ouvrir les
yeux. Je me sens parfois comme un pieu fiché au bord d’une mer en furie,
battu de tous côtés par les vagues. Mais je reste debout, j’affronte
l’érosion des années. Je veux continuer à vivre pleinement. Je veux
écrire la chronique de tant de choses de ce temps (en bas, branle-bas de
combat; papa rugit: «Eh bien va-t’en» et fait claquer les portes; cela
aussi, il faut l’assumer – mais voilà que j’éclate en sanglots, je ne
suis pas donc si détachée; à vrai dire cette maison est invivable.
Enfin, continuons!) Où en étais-je? Oui, une chronique. Je m’aperçois
qu’au milieu des souffrances – subjectives – que j’endure, subsiste
toujours une curiosité qu’on pourrait dire objective, un intérêt
passionné pour tout ce qui touche aux hommes et aux mouvements de mon
âme. Je me crois parfois investie de cette mission: tirer au clair tout
ce qui arrive autour de moi pour le décrire plus tard. Pauvre tête et
pauvre cœur, vous avez encore tant de choses à assumer! Mais quelle
belle vie que la vôtre, riche tête et riche cœur! Je ne pleure déjà
plus. Mais j’ai affreusement mal à la tête. Cette maison est un enfer.
Il me faudrait déjà une grande maîtrise pour en décrire l’atmosphère. En
tout cas c’est de ce chaos que je sors, et j’ai pour tâche de m’élever à
un ordre un peu supérieur. Ce que S. appelle «travailler un matériau
noble» – le cher ami.
Tu es parfois si distraite par les événements traumatisants qui se produisent autour de toi que tu as ensuite toutes les peines du monde à refrayer le chemin qui mène à toi-même. Pourtant il le faut bien. Tu ne dois pas te laisser engloutir par les choses qui t’entourent, en vertu d’un sentiment de culpabilité. Les choses doivent s’éclaircir en toi, tu ne dois pas te laisser engloutir par les choses.
Un poème de Rilke est aussi réel, aussi important qu’un garçon qui tombe d’un avion, mets-toi bien cela dans la tête. Tout cela c’est la réalité du monde, tu n’as pas à privilégier l’un aux dépens de l’autre. Et maintenant va dormir. Il faut accepter toutes les contradictions; tu voudrais les fondre dans un grand tout et les simplifier d’une manière ou d’une autre dans ton esprit parce que alors la vie te deviendrait plus simple. mais elle est justement faite de contradictions, et on doit les accepter comme éléments de cette vie, sans mettre l’accent sur telle chose au détriment de telle autre. Laisse la vie suivre son cours, et tout finira peut-être par s’ordonner. Je t’ai déjà dit d’aller dormir au lieu de noter des choses que tu es encore tout à fait incapable de formuler. »
Etty Hillesum
Tu es parfois si distraite par les événements traumatisants qui se produisent autour de toi que tu as ensuite toutes les peines du monde à refrayer le chemin qui mène à toi-même. Pourtant il le faut bien. Tu ne dois pas te laisser engloutir par les choses qui t’entourent, en vertu d’un sentiment de culpabilité. Les choses doivent s’éclaircir en toi, tu ne dois pas te laisser engloutir par les choses.
Un poème de Rilke est aussi réel, aussi important qu’un garçon qui tombe d’un avion, mets-toi bien cela dans la tête. Tout cela c’est la réalité du monde, tu n’as pas à privilégier l’un aux dépens de l’autre. Et maintenant va dormir. Il faut accepter toutes les contradictions; tu voudrais les fondre dans un grand tout et les simplifier d’une manière ou d’une autre dans ton esprit parce que alors la vie te deviendrait plus simple. mais elle est justement faite de contradictions, et on doit les accepter comme éléments de cette vie, sans mettre l’accent sur telle chose au détriment de telle autre. Laisse la vie suivre son cours, et tout finira peut-être par s’ordonner. Je t’ai déjà dit d’aller dormir au lieu de noter des choses que tu es encore tout à fait incapable de formuler. »
Etty Hillesum
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