« La steppe sans
joie qui va de Tcherkassk à Stavropol était entrée dans l’histoire militaire de
Nicolas Ier comme, dans l’histoire de son père, certaine face engendreuse de
mélancolie.
L’empereur Paul Ier
avait exilé un officier en Sibérie parce que sa face engendrait la mélancolie.
Sur un ordre de l’Empereur, la face avait été transportée en Sibérie d’où sa mélancolie n’était plus visible.
Il était incapable de gouverner en présence de gens dont la face
engendrait la mélancolie.
Et les généraux qui avaient sillonné cette steppe en cabriolet sous le
règne de Nicolas Ier s’étaient mis à méditer sur la signification politique de
son aspect.
Car il était impossible de gouverner de gaieté de cœur une steppe dont
l’aspect était sans joie.
Le bruit de toute victoire mourrait inévitablement dans cette cymbale
large de mille verstes.
Si bien qu’en 1826 le général Emmanuel, commandant la frontière du
Caucase, fit rapport à Ermolov de l’aspect sans joie de la steppe qui va de
Tcherkassk à Stavropol.
Il réunit un conseil où fut décidé qu’on planterait, pour la rendre
plus gaie, près des villages et le long de la route, des rejetons de saule et
des boutures de peupliers d’Italie.
Deux ans plus tard, le général Emmanuel désespéré par son propre projet
constatait que la vue des rejetons et des boutures, à elle seule, engendrait la
mélancolie. Desséchés, poussiéreux, ils s’inclinaient vers la terre.
Quelque part coulait une froide, une fraîche rivière. On s’y baignait,
on y travaillait, on y menait paître les troupeaux.
Ici, la plaine sauvage engloutissait sans retour rejetons, boutures,
cabriolets et voyageurs engloutissant à leur tour un air plein de poussière.
D’ordinaire la vie se compte en séjours sédentaires. Mais il suffit
d’avoir roulé dans la plaine sauvage pour que la mesure change : ces séjours
apparaissent comme des intervalles, sans plus.
Les voyageurs chevronnés vous conseillent, lorsque vous faites un
voyage de ce genre, de ne pas emporter plus d’une pensée, et encore, aussi
secondaire que possible. La lecture, au moment des haltes, sera aussi
végétative que faire se peut : il sera bon, par exemple, de feuilleter un guide
du voyageur ou d’examiner une carte routière sans couleur. Alors tout l’Empire
de Russie vous apparaît sous un jour simple et mesuré – sous le jour des
auberges, des forts, des hameaux frais surgis et des avant-postes, sous le jour
d’un incessant mouvement de l’un à l’autre et retour occupant le même nombre de
chevaux et appliquant le même tarif, mais sans que le but de ce mouvement soit
déterminé. Par exemple, quiconque voudra savoir quelle distance sépare Outitsa
de Kremenets verra, dans l’horaire des villes, que la première se trouve dans
le gouvernement de Podolie et la seconde dans celui de Volhynie. Tandis que le
tableau indicateur en précisera la case et le numéro. Mais rien de plus, le
guide du voyageur ne dit pas un mot sur les raisons qu’on peut avoir de se
déplacer entre Outitsa et Kremenets.
On ne choisit pas toujours sa route de sa propre initiative, mais elle
figure toujours au tableau sous un numéro particulier à une rubrique qui se
rapporte spécialement à elle – et c’est là qu’est le salut. Le trajet le plus
insensé et le moins libre, celui d’un forçat, par exemple, est affecté d’un
numéro et d’une division qui lui sont propres.
Cependant on vous déconseille de regarder la route de trop près – cela
provoque le vertige. On peut regarder le dos du postillon. Un dos, cela a
toujours quelque chose de bête dont l’effet est des plus tranquillisants.
De Stavropol, tout au bout de l’horizon, on aperçoit de petits nuages
blancs.
Ces nuages sont des montagnes. »
Iouri Tynianov, La Mort du
Vazir-Moukhtar
Quand se construit
une maison de pierre, c’est non pour la commodité, mais selon les calculs de
gens qui ne sont pas destinés à y vivre. Mais plus tard, installés comme des
animaux en cage, ses habitants en mesurent toute l’incommodité.
Une maison en bois
se construit sans calcul. Quelques années passent, et sa propriétaire
s’aperçoit avec stupéfaction que la maison est
devenue méconnaissable. Une aile incongrue est venue s’ajouter à sa droite ; à
gauche la corniche qui, au départ, était d’une si jolie fantaisie, s’est
détachée ; le lierre a poussé comme un fou et a complètement envahi le balcon ;
les rafistolages s’accumulent l’un sur l’autre. Et tant mieux si la corniche
s’est détachée, elle serait hors de propos maintenant.
Mais la maison, loin de s’effondrer tout d’un coup en rebut et
poussière, se contente de s’en aller en lambeaux. On peut en changer toutes les
parties, elle demeure toujours debout.
La destinée des familles dépend du genre de maison – pierre ou bois –
où elles se multiplient. Les animaux en cage éprouvent quotidiennement le désir
de s’échapper. Et dans les maison de pierre, les parents se demandent déjà où
ils vont pouvoir fourrer leur fils, dans un emploi civil ou le métier des
armes, et à qui ils pourraient bien marier leur fille, à un vieux prince ou à
un jeune aigrefin.
Et les enfants s’envolent. Ils s’envolent comme des boulets de canon
hors des maisons de pierre. La famille s’effondre instantanément en rebut et
poussière. Il ne reste que de vieux serins qui pépient de domaines, de bals, de
spectacles, de la cherté de la vie et des défauts de leurs amis et
connaissances. Ils sautillent un temps.
Dans les maisons de bois, la famille ne s’effondre pas, elle s’en va
par lambeaux. Une aile incongrue surgit de terre. Quelqu’un se marie, engendre
des enfants, perd sa femme. Le veuf se laisse envahir par le lierre, fait
installer une nouvelle corniche – hop ! le voilà remarié ! Et l’on se remet à
engendrer des enfants – cette fois, c’est le mari qui meurt. La veuve reste,
les enfants ont des amis, garçons et filles de la maison voisine,
définitivement disloquée, tombée de tous ses madriers au champ d’honneur de la
terre verte. Alors, la veuve se charge d’élever toute la couvée. Tout cela
grandit, rit, s’isole dans les coins sombres, s’embrasse et, derechef,
quelqu’un se marie. Une amie que la veuve n’avait pas revue depuis une
trentaine d’années arrive et reste pour toujours, on construit une nouvelle
extension qui n’est ni faite ni à faire.
Qui est ici la mère ? la fille ? le fils ?
Seule la maison sait tout pour tout le monde : elle s’en va par
lambeaux.
Et déjà toutes les parties sont neuves.
On aurait tort de croire qu’une maison de bois revient moins cher
qu’une maison de pierre : c’est tout le contraire. On vend des biens dont l’un
vient d’hériter, la dot de l’autre s’évapore dans un coin sombre, les capitaux
de la veuve s’écroulent comme la corniche et ça recommence – vlan ! l’argent
réapparaît, venu Dieu sait d’où.
Tynianov, La Mort du
Vazir-Moukhtar
Non mais vraiment,
qu’était-ce que le Caucase ?
Voici comment la
tsarine Élisabeth s’y était installée :
Assise, les jambes étendues
Sur la steppe. À perte de vue
Nous y sépare des Chinois
Un mur immense, un mur étroit.
Son pétillant regard embrasse
Et dénombre ses vastes trésors,
Elle a posé sur le Caucase
Son coude moelleux, son sceptre d’or.
Ainsi l’avait décrite Lomonossov.
Et la pose qu’avait
choisie Élisabeth Ire n’était guère commode. Il lui était difficile, les jambes
étendues sur la steppe, le coude appuyé au Caucase, de tourner par-dessus le marché
son regard pétillant sur quoi que ce fût et de dénombrer en même temps ses
trésors. Le compte en était d’autant plus difficile que bien que Derbent, porte
de la Caspienne, eût été pris par Pierre le Grand dès 1722, il avait été,
ensuite, enlevé pas la Perse ; et les personnes du sexe féminin ou les enfants
qui avaient succédé au Tsar avaient d’autres chats à fouetter.
Au sens musical, la
Perse était une touche et le Caucase une corde. Dès qu’on frappait la touche,
la corde résonnait. Ainsi, Derbent était tombé, et Élisabeth avait ôté son
coude du Caucase. Il lui était tout simplement impossible d’y compter ses
trésors.
Sous le règne de
Catherine II, ce fut l’amiral Marko Voïnovitch qui y reprit ses aises.
Aga-Mohammed, Shah de Perse, le convia courtoisement à une fête, et le mit aux
fers pour avoir dénombré des trésors sur la rive méridionale de la Caspienne.
En 1769, Catherine II pria le Collège des Affaires Étrangères de lui envoyer
une carte du Caucase un peu plus précise que celles qu’elle avait, car elle ne
comprenait pas où se trouvait la ville de Tiflis : sur l’une au bord de la mer
Noire, sur l’autre au bord de la Caspienne, sur la troisième tout à fait au
milieu des terres. Elle jouait à la main chaude avec l’eunuque, tantôt c’était
lui qui la frappait, tantôt c’était elle qui s’esquivait et tentait de
l’atteindre. Entre leurs coudes s’étendait le Caucase.
Puis en 1796, la
main militaire d’un amputé de la jambe, le comte Zoubov, soumit Derbent. Et le
Caucase le surnomma Kizil-aïag : « Jambe d’Or ».
Ausitôt, décrivant
le Caucase, Derjavine rendit une image assez juste de cette contrée alpestre :
Pareil à un chamois, les cornes abaissées,
Contemplant avec calme à ses pieds les nuées
Où gronde le tonnerre et fulgure l’éclair.
Et le glacial
vieillard avait particulièrement réussi à dépeindre les glaciers :
Les rais du soleil parmi les cristaux
Parmi les eaux, se jouent et se reflètent,
Et s’y étalent en superbes fêtes.
Paul Ier fit
marcher deux régiments sur Tiflis et déclara la Géorgie (la Karthalie et la
Kakhétie) unies à sa couronne.
Bien que Derbent
eût été pris, Glazenap fut dans l’obligation de le reprendre en 1806.
Derrière
l’Iméréthie, la Mingrélie et la Gourie, se trouvait la Sublime-Porte.
Les pachaliks
d’Akhaltsykh et le Kars étaient la propriété des Ottomans.
Les khanats
d’Érivan, de Nakhitchévan et de Khoï touchaient par le sud à la Perse. Puis
venaient des sultanats et des khanats suspects qui relevaient peut-être de la
Perse, ou de la Turquie, ou de personne.
Alexandre Ier
s’était livré à une occupation très difficile, celle de suivre l’équilibre
européen. Jongler avec la France, tout en se tenant debout sur les épaules de
l’Autriche et en marchant sur un fil de fer était un métier dur et ingrat. Et
Alexandre Ier ne voulut entendre parler ni du Caucase ni du manège de la Perse,
il était le directeur et le jongleur en chef de l’Europe et à s’occuper de
l’Asie, il eût à tout coup laissé tomber la France, tandis que l’Autriche le
laissait tomber à son tour. Il se dérobait devant Ermolov comme devant un
cavalier qui prend la piste à la mauvaise heure.
Qui donc
l’habitait, ce Caucase ? Qui étaient ses habitants ?
Joukovski avait
tenté d’en esquisser l’énumération et affirmait que :
Y nichent le Balkar, le Bakh,
L’Abazekh, le Kamoukine,
Le Karboulak et l’Abbasine,
le Tchéchéréï et le Chapsough
et que pareils à
des chamois, il sautaient de roche en roche et, rentrés chez eux, fumaient la
pipe.
La musique
étrangère, roulement de tambour des noms, était merveilleuse et généreuse à
l’excès, car il n’y avait pas au Caucase la moindre tribu de Kamoukines ou de
Tchétchéréï. Il y avait encore des Koumikines, mais des Tchétchéréï, il n’y en
avait jamais eu. Donc, ils ne pouvaient y nicher. Les romans persans devenaient
à la mode.
En 1825, dans Orsan et Leïla, Platon Obodovski brossa
un touchant tableau de la vie de l’Ararat et du Shah de Perse :
Comme sèche du chêne massif
La racine au sommet de l’Ararat,
Séchait sur son trône d’or massif
Le solitaire et puissant Padishah.
Que le Padishah fût
en train de sécher sur un trône massif, il y avait peut-être là une part de
vérité, mais il y a fort à douter qu’un chêne séchât à 17 000 pieds de haut.
Jamais un chêne n’aurait pu s’y trouver. Par ailleurs, le Khanat d’Érivan
n’avait pas encore été conquis. Mais à présent, le temps de ce Khanat était
venu. Les khans étaient désormais des généraux et majors généraux russes, mais
dans les rapports officiels on les appelait la « khanaille d’Érivan ». Chacun
d’eux guettait le jour où sa nouvelle patrie achopperait non contre la Perse,
mais contre la Turquie.
L’affaire tenait au
pachalik, d’Akhaltsykh et de Kars. On ignorait comment elle se résoudrait.
Terrorisé par l’œil mauvais d’Élise, c’est là que Paskévitch avait établi son
champ d’action.
Cependant, au Caucase,
la guerre se poursuivait sans répit, soit avec les Kamoukines, soit avec les
Tchétchéréï.
Et si ce n’est
Kotlarevski, quelqu’un d’autre se chargeait d’« égorger et anéantir les tribus
», comme l’avait dit Pouchkine avec un bel enthousiasme.
À proprement
parler, personne ne s’était posé la question de savoir comment cela se faisait
et au nom de quoi elle se poursuivait, cette interminable guerre. À chaque
fois, il ressortait à l’évidence des rapports, que nous remportions des succès
et amenions à soumissions on ne sait quelles tribus, soit les Kamoukines, ou
une fois encore les Tchétchéréï.
La guerre traînait,
quelqu’un reprenait le combat – ces mêmes Tchétchéréï peut-être. Quant à
Nesselrode, il appelait toutes les tribus du Caucase les cachetiens, car il n’avait pas oublié le goût aigrelet du vin
de Kakhétie.
Que faire si le
Caucase tout entier se trouvait brusquement conquis, Nicolas Ier, Tchernychov
et Volkonski se le représentaient mal. Ils savaient :
que si la Perse
avait vaincu, le Caucase se serait soulevé,
que la Turquie
allait vaincre et que le Caucase ne manquerait pas de se soulever.
Mais qu’était-ce
donc que le Caucase ?
Curieuse lecture,
totalement incompréhensible, sauf aux géographes et aux enfants. Si quelqu’un
entrait dans la pièce il entendrait un homme studieux à la moustache douce
invoquer :
– Les carrières de
Darratchitchagh sont situées en Arménie, dans le mahali – district – de Darratchitchagh, à dix vertes du village de
Bahs-Abaran et cinquante-huit d’Érivan.
– Variétés :
granit, diorite vert foncé, serpentine grise, obsidienne noire veinée de rouge…
Cependant qu’un
homme en lunettes hoche la tête et répète :
– L’obsidienne…
Laissons là les carrières.
– Les plantations
des Radjbars dans la province de Shehin. Les Radjbars ont pris la fuite
laissant les cocons non évidés.
– La culture du
cotonnier existe dans la région de Sanjin, mais très peu développée… On
pourrait aussi préparer des raisins secs si l’on connaissait les procédés des
Français…
La fumée du tabac
vogue dans l’air en cotonneuses mèches.
– Dans la région de
Shirvan, les youzbashi – officiers –
abusent : sur une récolte de 4 820 pouds de soie, il aurait dû en aller 46 à
l’État, et nous nene avons reçu que 120. Le général Sipiaguine a
personnellement…
– Tant mieux.
Laissons Sipiaguine. Il faut mentionner ces chiffres dans notre rapport.
– L’indigo de
Kakhétie…
– La cochenille
sauvage d’Érivan…
– Le bois de teck
brun, imputrescible dans l’eau, nous offrirait la possibilité de construire des
vaisseaux supérieurs à ceux d’Europe…
Qu’est-ce donc que
le Caucase ?
Le safran, la
cochenille, la garance, c’étaient des mots. Des mots qui à présent gisent en
flocons dans la chambre vide, en ballots, cependant que vos jambes s’enlisent
dans une filasse informe : de quoi ? de garance ? de cocons de ver à soie ? La
chambre du palais, demi-nue, ni russe ni géorgienne, devient officine de
négociant.
– Mais considérer
la Transcuacasie comme une colonie qui ne fournirait à la Russie que des
matières premières, ils ne le pourront pas.
– Pourquoi ?
demande l’autre d’un air triomphant.
– Parce qu’il n’y a
pas de voies de communication, ruse-t-il, et aussi parce qu’il n’y a, en
Russie, aucune fabrique de ce genre.
Alors l’autre, tout
en roulant ses moustaches polonaises, lui pose une question, une question douce
et prudente :
– Mais à supposer
qu’on édifie des manufactures au Caucase et que tout le monde, ici,
s’enrichisse outre mesure, cela ne risquerait-il pas d’affaiblir les liens
réciproques de ce pays avec la Russie ?
La question n’est
pas vaine. Le gouverneur Zawilejski que Griboïedov a choisi pour confident est
disert en société, tendre, il cajole toutes les femmes. Mais parfois la fatigue
le prend et alors, on s’aperçoit que c’est un homme précautionneux, pas si
tendre que cela, que c’est un étranger, un homme de Pologne. Et peut-être son
extrême tendresse vient-elle précisément de ce qu’il est surtout préoccupé de
lui-même et de ses pensées. il connaît Mickiewicz par cœur. il est précis, il a
tiré tant de renseignements de toutes parts pour le projet, sans le moindre
brut. Et cette question, c’est la seconde fois qu’il la pose à Griboïedov. De
l’affaiblissement de quels liens se préoccupe-t-il ? Ceux du Caucase ? Ceux de
la Pologne ? L’air de Tiflis lui-même est devenu précaire.
Cependant Griboïedov
agite la main avec insouciance.
– Ne nous
préoccupons pas trop de cela. Le temps en fera lui-même son affaire. On sait
tirer, en Russie. La seule chose qu’on ne sache pas y faire c’est couler les
balles.
Iouri Tynianov, La Mort du Vazir-Moukhtar
On n’avait rien dit
à Nina, mais elle accourut dès le troisième jour, en cheveux, vêtue sans soin,
plus jeune et plus belle que jamais. Elle resta au chevet de Griboïedov.
Et il reprit
connaissance.
C’était la nuit.
Sur toute la Russie et sur tout le Caucase régnait une nuit sans-logis,
ensauvagée, membraneuse.
Nesselrode dormait
dans son lit, comme un coq au cou déplumé, son bec
sans retenue enfouie sous sa couverture.
Dans sa fine chemise de toile d’Angleterre respirait le sec Macdonald,
serrant sur son sein son épouse souple comme une lame.
Fatiguée par ses entrechats, les membres épars sur son lit, à
Pétersbourg, Katia dormait d’un sommeil de plomb.
À petits pas rapides, Pouchkine sautillait dans son cabinet comme un
singe dans le désert et examinait ses rayons de livres.
Non loin de lui, à Tiflis, le général Sipiaguine ronflait en soufflant
par le nez, comme un enfant.
Dans les cabanes empoisonnées de Goumri, les yeux hors des orbites, les
pestiférés suffoquaient.
Et aucun n’avait de maison.
Il n’y avait pas de puissance sur Terre.
Le duc de Wellington et le cabinet de Saint-James au grand complet
suffoquaient contre leurs oreillers.
Nicolas Ier respirait de sa poitrine blanche et plate.
Ils faisaient semblant d’être la puissance.
Et derrière les étoiles, sous ses lourds revêtements, dormait,
lointain, extraordinairement malin, l’Empereur des empereurs, le Métropolite
des métropolites : Dieu. Il envoyait sur Terre la maladie, la défaite et la
victoire, il n’y avait là ni justice ni raison, comme dans les actes du général
Paskévitch.
Il n’y avait pas de supérieurs su Terre, pas de tiers, personne pour
les surveiller.
Personne pour leur dire :
– Dormez, je veille pour vous.
Les petites voix des enfants pestiférés gémissaient à Goumri, et dans
le lazaret, Martinengo, l’Italien sans feu ni lieu, avalait son dixième verre
de vodka. Le crime qu’il avait commis dix ans plus tôt et qu’il avait payé de
dix ans de travaux et de malheurs, ce crime s’était répété hier. Il n’avait pas
réussi à tirer sa révérence. Car il n’y avait pas de puissance sur Terre et les
temps étaient mouvants.
C’est alors que Griboïedov poussa un hurlement de chien plaintif.
C’est alors que le ministre plénipotentiaire et revêtu de sa puissance
se cramponna à un bras de jeune fille, blanc et recouvert d’un duvet léger,
comme si en lui seul se fût trouvé le salut, comme si seul ce bras duveteux
pouvait tout rétablir, cacher, enseigner.
Comme s’il eût été la puissance.
À partir de cette nuit, il entra rapidement en convalescence.
À partir de cette nuit, Griboïedov se calma.
Iouri Tynianov, La Mort du
Vazir-Moukhtar
Il était temps
d’aller rendre la justice. À midi, il devait être chez Abbas. il voyait Son
Altesse jusqu’à des trois fois par jour.
S’étant affublé de
son uniforme où, dès le matin, il avait trop chaud et se sentait bridé, il
descendit la cour intérieure.
On l’y attendait
déjà.
Les Cosaques se
redressèrent et rendirent les honneurs.
Les gens se turent.
Griboïedov cherchait des yeux le prochain père. Cette fois, c’était un
vieux colon allemand. Ils étaient arrivé en même temps que Griboïedov dans des arba, des chariots, d’antiques
guimbardes, des télègues, ces pères arméniens, allemands, géorgiens dont les
filles avaient été emmenées prisonnières ou franchement enlevées.
Les parents logeaient au caravansérail, hantaient les bazars,
disparaissaient dans les faubourgs, se répandaient en questions, flairaient ici
ou là, puis se présentaient avec la preuve que leur fille se trouvait chez le séid Mehmed-Ali ou le séid Abdol-Kassim.
Griboïedov convoquait le séid
qui arrivait, la mine innocente. Dans un flot de discours, il cherchait à
démontrer que la fille ne se trouvait certainement pas dans son harem, que
c’était ure calomnie de son voisin, un homme de rien, un méchant personnage.
Après de longs débats avec les parents, et un regard un peu plus attentif aux
lunettes du Vazir-Moukhtar, il acceptait de revenir avec la fille, « si
toutefois c’était elle ».
Et le troisième acte de la comédie (La
Fille prodigue) commençait : la fille faisait son apparition.
C’est exactement ce qui était en train de se produire.
Le séid en bonnet de
fourrure, lippu et moustachu, affichait une âme sereine et modeste.
Le vieux père en lunettes rattachées par une ficelle, croisait les bras
derrière son dos.
Et la fille était devant lui. Grande et majestueuse comme une idole,
avec des frisettes toutes blondes sur les tempes. De petites taches de son
claires recouvraient en rangs serrés son visage brûlé par le soleil.
Deux enfants frottaient leur nez contre ses genoux fermes et tendaient
la soie sur ses hanches dignes de Rubens. Elle était constellée de perles, de
lourdes boucles lui pendaient aux oreilles, et des anneaux gros comme des vers
lui entouraient les doigts.
Le vieux père la regardait en clignant des paupières et non sans
crainte. Il portait une chemise toute neuve et bien propre.
– Suzanne, disait le père de la voix doucereuse avec laquelle on
s’adresse à un gros chat qui risque de vous créer des ennuis, Suzanne, mon
enfant !
La fille se taisait. Les Cosaques la dévoraient des yeux.
Griboïedov se mit à officier :
– Reconnaissez-vous votre père en la personne de Monsieur Johann
Schäfer, demanda-t-il à la fille en allemand.
– Aber, um Gottes Willen, nein,
répondit la fille d’une voix de poitrine épaisse comme de la crème.
Les paupières du père battirent.
– Quel est votre nom de famille ?
– J’ai oublié, répondit la fille.
– Sie hat schon die Familienname
vergessen, remarqua le père avec amertume.
– Depuis combien d’années êtes-vous mariée ?
– Six ans et trois mois, précisa la fille.
– Vous êtes satisfaite de votre vie ?
– Oui, grâce à Dieu.
– Votre père vous tyrannisait-il ?
– Exzellenz, dit le père
ulcéré en serrant sa main sur son cœur, nous la traitions comme une poupée, wie ’n Püppchen.
– Püppchen ? demanda la fille
en repoussant ses enfants. Püppchen ?
répéta-t-elle en s’élançant en avant.
Le père recula.
– Traire les vaches ? criait la fille. Moissonner le blé ? – Elle
assaillait le vieillard. – Faire les foins ? Et Suzanne par-ci, et Suzanne par
là ? Vous auriez honte de me regarder en face, Vater, si vous n’étiez un homme aussi dur et aussi impudent.
– Erziehungskosten ? se
défendait le père d’une voix aiguë. Hein ? Ton éducation ? Qui s’en est chargé
? Et combien m’a-t-elle coûté ? Sakrament
!
– C’est la première fois que je vous vois, dit la fille, et son sein se
mit à panteler.
– Voici mes papiers, disait le père en fourrant de ses doigts
tremblants des lambeaux de papiers gras entre les mains du ministre. Voici tous
mes papiers, Exzellenz , si vous
voulez bien vous convaincre de l’affaire.
Griboïedov considérait la fille non sans plaisir. Inutile de lui
demander si sa déposition ne lui était pas dictée par quelque crainte. Le séid lui-même s’était recroquevillé au
son de sa voix.
– Monsieur Schäfer, dit-il au père en écartant du bout des doigts les
lambeaux de papier, aux termes de la loi, vous avez le droit de vous faire
rendre votre fille Suzanne, en tant que victime de rapt.
La fille regarda d’abord son père en silence puis proféra :
– Vater , si vous me
reprenez, si vous osez le faire, je vous étranglerai en route avec les mains
que voici.
Des mains vraiment vigoureuses.
– Mais, acheva Griboïedov, la victime doit elle-même reconnaître ses
parents. Telle est la loi, ajouta-t-il d’un air épanoui.
Les lambeaux palpitaient comme des papillons entre les doigts du père.
Il battit des paupières encore plus rapidement, il le fit jusqu’à ce
que les larmes lui coulassent des yeux. Il était là, indifférent, sa petite figure
rouge et ridée totalement dénuée d’expression, clignant des yeux et versant des
larmes qui n’étaient pas siennes. Puis il sortit un portefeuille éraillé, de
ses minuscules doigts noirs il en ouvrit un volet et y glissa soigneusement ses
papiers en lambeaux.
Ensuite, Herr Schäfer se redressa, passa une main derrière son dos. Il
fit un pas vers Griboïedov. Le salua très bas.
– Exzellenz , dit-il avec
lenteur et gravité, j’ai l’honneur de vous faire ma révérence. C’est la
première fois que je (il pointa son index vers sa poitrine) vois cette femme
(il le pointa vers la fille).
Puis il le brandit en l’air avec sévérité.
Et il se voûta, partit à petits pas sans se retourner, chétif Allemand
aux cheveux blancs, dans sa chemise neuve et propre à laquelle il manquait des
boutons.
Griboïedov fit un signe. Le séid
et l’Allemande s’en allèrent. L’Allemande avançait à pas lents. Ses deux petits
garçons s’accrochaient à ses larges chalvars. Les Cosaques la suivaient des
yeux.
Le chétif Allemand irait au bazar acheter de l’avoine pour sa mule, la
marchanderait tandis que couleraient les larmes sur son visage indifférent,
puis il sortirait de sa poche un grand mouchoir rouge, se moucherait,
allumerait avec soin sa pipe puante et irait se faire secouer des jours et des
nuits sur de mauvais chemins. À peine rentré, il prendrait sa hachette pour
faire des bûches, et en ferait ainsi tous les jours, dix ans de suite, sans
dire un mot de son voyage à sa flasque compagne.
Iouri Tynianov, La Mort du
Vazir-Moukhtar
Tapis tissés sur
des métiers de souffrance, meubles persans – fauteuils et chaises bouvetés au
rabot de souffrance.
Un vieux pays qui
ne sait rien de sa vieillesse parce qu’il y habite des hommes.
En 1829, il
ressemblait à la Russie d’Ivan III ou peut-être d’Alexis Ier ; sans doute
n’avait-il pas eu de Pierre le Grand ou celui-ci était-il passé inaperçu. La rivalité de deux villes, l’ancienne et la
nouvelle, Tébriz et Téhéran, était comme celle de Moscou et de
Saint-Pétersbourg. Mais Tébriz existait déjà au huitième siècle, et Téhéran du
temps de Tamerlan.
[…]
Le colonel Macdonald habite, à Tébriz, une belle maison, à proximité de
la porte de Miermiliar et aussi de celle de Tadjil. On y est au plus près des
faubourgs aux jardins verts. Ce n’est pas pour rien que Tébriz signifie en
persan « fleuve de chaleur ». Cependant, les lettrés d’Asie font dériver ce nom
du « tabriz » – qui chasse les fièvres. Devant la maison, il y a une pelouse
artificielle et un parterre de fleurs. C’est lady Macdonald qui le soigne, elle
se plaint de ce que les fleurs sèchent et meurent dans la chaleur et la
poussière. Les arbres sont bien incapables de les protéger.
On prend le thé du soir, chez le colonel Macdonald, il y a des invités
: deux négociants français.
Iouri Tynianov, La Mort du
Vazir-Moukhtar
Lorsqu’il était gamin, c’était encore la plus grande cité d’Iran.
Chaque vendredi – le dimanche des musulmans – on organisait sur la grand-place
des combats de loups que les paysans venaient voir de très loin. Le vin blanc
coulait alors à flots sans qu’aucun mollah y trouve à redire. Le Bazar était
célèbre, non seulement pour ses tapis qui atteignaient parfois quinze mille
tomans – environ cinq mille francs or – au mètre carré, mais aussi parce qu’on
y trouvait les meilleurs faucons de chasse du Moyen Orient : des oiseaux de
Tartarie, venus d’un vol à travers la Caspienne, et qui s’abattaient épuisés
sur le nord-est de la province. Tabriz était alors plus riche et plus peuplée
qu’aujourd’hui, et ses négociants avaient pignon sur rue aux foires de Leipzig
et de Nijni-Novgorod. Puis la révolution bolchevique et la fermeture de la
frontière russe plongèrent la ville dans une léthargie mortelle.
Nicolas Bouvier, L’Usage du monde
« Quelque chose
vacille dans votre chair. Vos lèvres se taisent, seul votre corps parle, il s’y
lève une rumeur que tous entendent, certes, mais qu’ils font semblant de ne pas
remarquer.
Est-ce effet de la
nuit ? Non, c’est effet d’amour.
Vos pensées se
dissolvent, et il ne reste plus que des usurpatrices retorses et gaies. Et vous
répondez avec à-propos, vous plaisantez, vous
travaillez, mais à vrai dire, quelqu’un répond, travaille, plaisante à votre
place : celui qui portait naguère votre nom. Tandis que vous, vous vous taisez
et vos pensées se promènent en liberté. Le maître est sorti. Cela arrive quand
on a vingt ans, cela a été maintes fois décrit. La durée d’u amour comme
celui-là est d’un an, deux, mais pas davantage. On a aussi décrit l’amour de
l’homme mûr, celui du vieillard, dont le premier ressemble à de la fureur, le
désir de forcer une porte fermée. Peu lui importe que les passants se moquent
de lui ou pas, et si beaucoup, avant lui, ont franchi cette porte. Lui, il
s’acharne contre elle. À en juger par les descriptions qu’on en a faites,
l’amour du vieillard ressemble au désir de s’acagnarder bine à l’aise contre le
dossier de son fauteuil, de rester au chaud, de faire sa toilette à l’eau tiède
et de manger des fruits sucrés. L’amour de l’eunuque échappe à l’entendement.»
Iouri Tynianov, La Mort du
Vazir-Moukhtar
« Les jambes
entravées par des fers, un sac sur la tête. Puis deux fermes fruits
ensanglantés fument sur la neige.
Ensuite, on enlève
le sac, et des larmes s’échappent des yeux affolés du cheval et tombent sur la
neige. La buée s’échappe de ses naseaux, monte de ses flancs qui halètent.
Tel est le métier
de maréchal-ferrant.
Et le cheval
devient gras et calme, il traîne des fardeaux et
cesse de hennir. Quelquefois, rarement, sentant la présence d’une pouliche, il
remue un peu la tête, mais, docile, la rabaisse aussitôt. Les chevaux ont la
mémoire courte.
Mais longue est la mémoire de l’homme et terribles les lacunes de son
corps.
Il est des eunuques gras comme des chevaux, gras comme des vieilles,
d’autres maigres et droits.
Khossrow-Khan comblait sa lacune par des jeux d’amazone et par le luxe.
Tandis que Hodja-Yakoub avait une bibliothèque, il s’adonnait à la science
comme on s’adonne à l’amour. Il passait des journées entières sur ses livres.
Mais ses nuits étaient sans sommeil. Ses yeux secs fixaient son plafond nu. Et
à ses côtés était sa lacune. Quand elle devenait très grande, il s’endormait.
Dans la journée, il était calme, ainsi qu’il sied à un eunuque. Il était riche,
mince, savant.
On aurait tort de croire que les eunuques ignorent la passion.
Leur caractère acariâtre, de même que celui des vieilles femmes, est
devenu, en Orient, proverbial. Car ce sont leurs réserves de lacunes qu’ils
dépensent ainsi en vétilles.
Mais Hodja-Yakoub, lui, était taciturne, et s’il avait quelqu’un à voir
ou à entretenir, courtois.
Cependant la courtoisie d’un eunuque est plus terrible que son aigreur.
Hérodote raconte qu’il vivait, dans la ville de Pédacée, un jeune homme
du nom d’Hermotime. Il y vivait aussi un respectable négociant du nom de Pannonius.
Il faisait négoce de marchandise vivante, qui était de sexe ni masculin ni
féminin. Il castra le jeune Hermotime et le vendit pour une forte somme à
Xerxès, roi de Perse. Hermotime plut à Xerxès, il était intelligent et brave,
et Xerxès le rapprocha de sa personne. Lorsqu’il conquit la ville de Pédacée,
Hermotime le pria de l’y nommer satrape.
Le jour où il apprit cette nomination, Pannonius fut épouvanté.
Mais, en faisant son entrée dans la ville, le satrape le reçut, lui
témoigna de la joie, le combla de caresses.
Il ne tarda pas à donner un festin somptueux en son honneur et celui de
ses trois fils qui étaient, alors, adolescents.
Le festin dura toute la nuit et Pannonius et ses trois fils reçurent
mille hommages.
Puis le satrape Hermotime se leva et sortit son glaive de son fourreau.
Et il dona au père l’ordre d’émasculer ses trois fils.
Il le regarda faire.
Ensuite, il ordonna aux fils de châtrer leur père.
Telle est la courtoisie des eunuques.
Et Xénophon fait dire à Hadat qui trahit le roi d’Assyrie après avoir
été châtré par ce dernier : “Mon âme couverte de honte et ivre de colère ne
tient aucun compte du plus futile danger, car nul n’a vu le jour, nul ne le
verra qui puisse être né de moi et à qui je pourrai laisser ma maison : quand
je mourrai, mourront avec moi ma race et mon nom même.”
C’est ainsi que Xénophon prédit les eunuques de Byzance qui ébranlèrent
le monde, et Abélard, professeur à la mode, élégant péroreur qui, après qu’on
en eut fait un eunuque, devint un moine frénétique.
Car, “lourde est la charge de leur vaisseau, et leur âme peine sous le
fardeau de leur chair”.
l’Antiquité apporte aussi son témoignage :
Dans l’Oreste d’Euripide, il
y a un eunuque amoureux de la Belle Hélène qui la rafraîchit de son éventail,
et l’on se moque de lui.
Pétrone et Apulée décrivent la façon dont des eunuques deviennent des
amantes.
Ainsi, l’arbre que le jardinier oublieux a entaillé sans y insérer son
greffon, produit-il des fruits âpres et acides, des pommes à la chair sauvage
et verte. »
Iouri Tynianov, La Mort du
Vazir-Moukhtar
« Il n’était jamais
qu’un homme, il avait envie d’avoir une maison à lui. Il avait peur du vide,
c’est tout. »
« … les étoiles,
aussi insolites que la loi morale… »
« Augmentation
rapide des estaminets est signe d’accroissement civilisation. Convient-il
préférer état de nature ? »
« Il prêchait la
modération avec fureur… »
« Le colonel fumait paisiblement. Ses traits étaient un peu las. Et
Griboïedov lui dit :
– Le nouveau roman que vous m’avez envoyé est des plus passionnants.
– N’est-il pas vrai ? Je l’ai lu avec beaucoup de plaisir. Ce Cooper
ira loin. J’en ai rencontré un, il y a une vingtaine d’années, mais c’en était
sans doute un autre. Celui-ci doit être plus jeune.
Il s’agissait de La Prairie.
Celle du roman semblait tenir dans une pièce spacieuse et propre, et tous ses
dangers n’être faits que pour être évités à la même page. Le héros principal
était un vieux trappeur. Il avait été chasseur autrefois, avait connu beaucoup
d’échecs, mais maintenant, il vivait en paix dans la prairie, s’était fait
coureur de gibier, juste, rusé quand la nécessité l’exigeait, et sauvant ses
compatriotes.
Il fallait avoir un tant soit peu d’imagination pour supporter un mois,
ou deux, ou un an d’ennui en Perse.
Pour une part, Griboïedov s’imaginait en vieux trappeur, coureur de
gibier.
« “Nous vivrons toute l’Éternité, nous ne mourrons jamais.” »
[ Après la mort de Griboïedov, le tsar Nicolas Ier à l’envoyé du shah
;] « J’abandonne à l’éternel oubli les malencontreux événements de Téhéran. »
Iouri Tynianov, La Mort du
Vazir-Moukhtar
En route vers Hurzberg et Grossenhaim
27/15 octobre 1820
Nous avons quitté
Berlin et la Prusse. À ce propos, à Berlin, j’ai visité une fabrique de
porcelaine. Le travail mécanique, les machines, les fours et autres objets qui
intéressent beaucoup bon nombre de gens, non seulement ne suscitent pas ma
curiosité, mais me paraissent détestables ; a saleté,
la touffeur qui y règnent m’oppressent, le bruit m’assourdit, la poussière me
désespère et la comparaison de ces travaux humains à la fois futiles et si pénibles
avec les immortels efforts de la nature éveillent en moi une indignation
confuse.
Je ne me sens heureux que lorsque je peux m’échapper et fuir sous la
protection du ciel haut et libre ; je me sens heureux même dans les hurlements
de la tempête et le grondement du tonnerre : il m’assourdit aussi, mais son
retentissement m’élève l’âme.
Iouri Tynianov, Le Disgracié
Dresde, 30/18 octobre
Elisa von der
Recke, née comtesse Medem, une grande femme majestueuse, a été autrefois l’une
des premières beautés d’Europe ; aujourd’hui, dans la soixante-cinquième année
de sa vie, elle vous séduit encore par sa bonté, sa fantaisie. Elle fut l’amie
des plus glorieuses personnalités qui immortalisèrent les dernières années du siècle de Catherine II ; on l’estime surtout parce
qu’elle sut lutter contre les néfastes superstitions que Cagliostro et autres
charlatans semblables avaient répandues au cours des vingt dernières années du
dix-huitième siècle. Aujourd’hui, cette superstition ne rencontre pas, même
parmi les hommes, d’adversaires aussi éclairés que le fut, au siècle dernier,
cette hardie femme auteur ; de nos jours, ladite superstition se propage à
grande vitesse et ressuscite les vieux contes depuis longtemps oubliés de feu
nos mamans et nounous, et trouvent de puissants protecteurs ! Nous nous moquons
tous des revenants, esprits frappeurs, prédictions et magiciens, mais comment
ne pas reconnaître le pouvoir des mages blancs et noirs qui disent, dans un
langage des plus choisis et des plus obscurs, que l’on peut rejoindre les âmes
séparées de leur corps, qu’il existe des esprits élémentaires, qu’il est des
révélations mystérieuses et des pressentiments ? Pour la peine, les messieurs
Cagliostro de notre temps s’habillent du meilleur drap anglais, portent des
montres de gousset, dégagent des bouffées d’aromates, leurs mains sont garnis
de bagues et leurs poches de notre argent ; ils savent tout, fréquentent
partout, connaissent tout le monde, nos épouses les trouvent habiles et
aimables et nous, nous en faisons des parangons de sagesse ! Et à quelles
hauteurs il leur arrive d’atteindre ! Mais revenons à la femme qui arracha le
masque de leur prédécesseur. Lors de son séjour à Mitau, Cagliostro avait
réussi à embraser la jeune imagination de madame von der Recke et de sa sœur,
la duchesse de Courlande. Mais Elisa ne pouvait se fourvoyer longtemps : elle
ne tarda pas à découvrir le côté odieux du charlatan et jugea qu’il était de
son destin de sacrifier son amour-propre afin de libérer les autres des filets
du monstre : elle publia le récit de la vie et des actes du comte Cagliostro à
Mitau. Je n’oublierai jamais cette majestueuse et douce favorite des Muses : le
soir de sa vie est pareil à un calme et superbe coucher de soleil, tout son
entourage l’adore.
Iouri Tynianov, Le Disgracié
; Кюхля
Ermolov ne rendit
compte à personne et en rien de la conduite de Wilhelm. Il se borna à le saluer
plus brièvement et à lui dédier des sourires plus contraints. Pour la peine,
Pokhvisniov lui prêta une attention particulière. Il se montra serviable au-delà
de toute mesure. Il lui enseigna des promenades superbes. Désertes,
silencieuses, inaccessibles. Ah, quand votre vie
est manquée, lâcher les rênes à son cheval et voler au grand galop en
s’abandonnant à la tempête des sentiments – quelle joie !
Iouri Tynianov, Le Disgracié
Mais Le Fils de la Patrie n’aurait pas pu
exister sans Thaddée Boulgarine. Nicolas Ivanovitch était trop bilieux, Thaddée
Vénédiktovitch était bienveillant. Il était même sincère. Rougeaud, soufflant,
essuyant sans arrêt la sueur de son front, c’était un bon bougre. Il se
plaignait de façon si amusante de sa « tante », sa célèbre belle-mère, que l’on ne coupait pas au fou rire. Il frappait sur le genou
de son vis-à-vis, gloussait, s’éraillait et parlait sans arrêt. Il enjolivait
ses récits et le reconnaissait lui-même, et il mentait tellement qu’il lui
arrivait à tout bout de champ de « mentir la vérité ». Il éveillait chez
certaines personnes un sentiment de dégoût presque physique, comme si elles
avaient marché sur quelque chose de visqueux, une méduse gluante. Ceux-là
Boulgarine les craignait, il louchait sur eux de ses yeux bleux et embués, et
se répandait en incroyables courbettes. Il en était ainsi avec Pouchkine. Mais
d’autres, il les attirait. Ce gros homme malpropre, autrefois un traître (il
avait servi dans l’armée de Napoléon), ayant dans sa jeunesse connu la misère
(il racontait lui-même qu’il avait tendu la main sur les boulevards), attirait
les gens comme, dans une auberge, un grand divan dépenaillé, plein de punaises
mais souple, attire le dormeur. Tout, en lui, se mêlait moitié-moitié : la
sincérité et le mensonge, l’absence totale de dignité et la gentillesse, mais
son trait dominant était l’étourderie. L’étourderie de Boulgarine était sans
bornes. Il ne lui coûtait rien de trahir un ami et de le voler, car une heure
plus tard, il l’avait, en toute bonne foi, oublié. Et rien que par étourderie,
il lui arrivait aussi d’accomplir de bonnes actions. Son côté bienveillant
attirait Griboïedov et Ryléiev ; son étourderie, c’était Wilhelm.
Iouri Tynianov, Le Disgracié
La pièce, de
dimensions modestes, était encombrée d’armoires à livres, des manuscrits
gisaient sur la table.
Tieck regardait
Wihelm de ses yeux profondément enfoncé et, de toute évidence, s’ennuyait. Son
visage basané avait une expression grincheuse et ses yeux de Tzigane, sans
cesse en mouvement, étaient tristes.
Wilhelm se sentait
mal à l’aise avec cet homme inquiet et morfondu ;
il parlait avec Tieck d’un de ses amis, l’extraordinaire Novalis qui était mort
si tôt et si mystérieusement, et dont Tieck avait édité l’œuvre.
– On ne peut que regretter, disait Wilhelm, qu’avec son grand don et
son imagination exceptionnellement ardente, Novalis n’ait pas cherché à être plus
clair. Il s’est totalement noyé dans les subtilités mystiques. Sa vie étonnante
et sa merveilleuses poésie sont passées sans laisser de traces. En Russie
personne ne le connaît.
– Novalis est clair, dit Tieck d’un ton sec.
Après un silence, il demanda :
– Et qui d’entre nous connaît-on en Russie ?
Ce « nous » avait quelque chose de carrément hostile.
– Wieland, Klopstock, Goethe, énuméra Wilhelm confus. Et surtout
Schiller. C’est lui que l’on traduit le plus.
Tieck fit quelques pas nerveux.
– Wieland, Klopstock, répéta-t-il, moqueur. Un vieux singe jouisseur et
un écrivain dépourvu de la moindre élévation de pensée.
– Qui est le dépourvu ?
– Klopstock. Un écrivain balourd et malsain à l’imagination enlammée.
Un écrivain dangereux, un sceptique.
Wilhelm était éberlué.
– Mais Schiller ? marmonna-t-il.
– Schiller… traîna pensivement Tieck. C’est une voix de fausset qui ne
cesse de détonner. Sa hauteur a quelque chose d’ambigu. Il vous agace les dents
comme un fruit vert. Il a écrit toute sa vie sur l’amour, mais il a aimé des
femmes affreuses. Il a écrit ses monologues les plus pathétiques alors qu’il
respirait des odeurs de pommes pourries. Lorsqu’un homme vous regarde de ses
yeux bleus trop purs, dit-il en se plantant devant son visiteur, ne lui faites
pas confiance. C’est presque toujours un menteur.
Tout à coup, Wilhelm se rappela les yeux bleus du Tsar et en fut tout
remué.
Tieck faisait les cent pas dans la pièce.
– Voulez-vous que je vous lise quelque chose ? demanda-t-il soudain.
Il prit sa traduction de Shakespeare et commença à lire Macbeth.
Presque aussitôt, il oublia son visiteur.
Devant Wilhelm, il y avait trois, quatre personnes. La voix gutturale,
tendue de Macbeth et en réponse, celle mate, effroyablement souple et comme
endormie de Lady Macbeth. Elle avance, sa bougie à la main. Tieck prit une
bougie sur la table. Son regard était fixe comme celui d’un dément. Wilhelm
sursauta. Tieck contemplait sa main jaunâtre tendue en avant. Les mots
jaillissaient hors de leur sens, hors de toute signification, effroyables et
nus comme cette main jaunâtre éclairée par la bougie.
Puis Tieck se laissa lourdement tomber dans son fauteuil et releva sur
Wilhelm un regard d’ennui. Wilhelm était pâle.
– Je n’oublierai jamais votre Macbeth.
Je vais le traduire en russe.
– J’en suis ravi, fit l’autre avec indifférence. Je suis certain que
vous y parviendrez mieux que moi.
Wilhelm salua et se dépêcha de sortir.
La voilà, la terrible Europe, l’Europe des visions romantiques,
pareille aux songes d’un ivrogne endormi dans un souterrain.
Iouri Tynianov, Le Disgracié
Un jour, Ryléiev
conduisit Wilhelm chez Plétniov, un écrivain timide, ami de Pouchkine. Ce
soir-là, Liovouchka Pouchkine devait dire un nouveau poème d’Alexandre. Les Tsiganes. Les amis d’Alexandre
aimaient Liovouchka, parce que, en l’absence du premier, il le leur rappelait.
Mais si on les rapprochait, la ressemblance s’évanouissait, sinon que le rire haché, les dents blanches et les cheveux frisés
étaient les mêmes chez les deux frères.
Liovouchka disait merveilleusement, avec expression, bien que sans
effets déclamatoires, sans « gémir » comme Griboïedov et sans « chanter » comme
Pouchkine. Pour le persuader de réciter, il fallait du champagne : ce n’est pas
pour rien qu’on l’appelait Liova-la-Goutte. C’était un ivrogne invétéré.
Quand il eut vidé sa bouteille, Liovouchka fit, des yeux, le tour de
l’assistance et commença la lecture. Tout le monde se taisait, il lut le
premier chant. Pouchtchine souriait : les vers d’Alexandre lui apportaient,
outre leur sens, un plaisir quasi physique. Wilhelm, la main à l’oreille,
écoutait avec avidité. Avant le deuxième chapitre, Liovouchka s’offrit encore
un peu de champagne.
Et à l’entrée de votre tente
Le désert a porté le chagrin
Partout les passions nous
tourmentent
Et nul n’échappe à son destin
Riant et pleurant, Wilhelm sauta gauchement sur Liovouchka et le serra
dans ses bras.
– Mon bon ami, tu n’as même pas idée de ce que tu viens de nous dire.
Ryléiev se mit à rire et fit très vite :
– Cela va de soi, c’est une œuvre digne de Pouchkine. Mais pourquoi
fait-il d’un personnage aussi noble qu’Aleko un montreur d’ours que l’on paye
pour ça, cela dépasse mon entendement. C’est bas, c’est indigne de son héros.
Son caractère en est ravalé. Il aurait mieux valu en faire un forgeron : les
coups de masse ont quand même quelque chose de plus poétique.
– Mais le héros n’est pas Aleko, c’est le vieux Tsigane, dit Bestoujev
avec un sourire supérieur. Et puis les vers ! Quels vers ! Et la scène du
meurtre !
– Les vers sont superbes, mais le début est un peu négligé, objecta
Ryléiev.
Wilhelm était hors de lui :
– Quelle idée de discuter ainsi ! C’est la chose la plus simple et la
plus noble qu’Alexandre ait jamais écrite.
Il s’était planté au milieu de la chambre, les yeux pleins de larmes,
gauche, égaré, la lèvre agitée d’un tic, et répétait :
Partout les passions nous
tourmentent
Et nul n’échappe à son destin.
En le voyant, Ryléiev se remit à rire, doucement, gentiment.
– Quelle merveille, Wilhelm Karlovitch ! Comme tu es jeune et frais.
Kuchel bondit et le pressa contre sa poitrine.
Boulgarine se hâta de noter quelque chose dans son cahier, en regardant
tour à tour Ryléiev, Bestoujev et Kuchelbecker.
Iouri Tynianov, Le Disgracié
Puis il se rappela
ce qu’il était venu faire, et, d’un air indifférent, sortit un papier de sa
poche.
– Alexandre vous
envoie des vers, il y en a qui vous concernent. Il m’a demandé de vous les
remettre.
Il y avait six
semaines, Wilhelm, Iakovlev, Delwig, Ilyitchevski, Komovski et Korff avaient
fêté l’anniversaire du Lycée. Tous avaient bu à la santé d’Alexandre.
Le Pitre aux deux cents numéros s’était rappelé ses vieux tours et
avait refait des facéties – on s’était bien amusés.
Le papier que remettait Liovouchka contenait des vers dédiés au Lycée.
Liovouchka était déjà parti depuis longtemps que Wilhelm se penchait toujours
sur le feuillet.
Il lut d’une voix traînante et douce :
Le service des Muses exige le
grand calme
Le Beau ne saurait être que
majestueux,
Mais la jeunesse brandit des
joies la palme,
Nous tente par ses rêves
bruyants et heureux.
Par une année tardive
reprenant nos esprits
Tournés vers le passé, nous ne
voyons plus rien,
Dis-moi, Wilhelm, mon frère de
vie, de poésie,
N’est-ce pas le reflet de
notre sort commun ?
Il s’aperçut que sa voix tournait au murmure et que ses lèvres se tordaient
; il avait du mal à lire et ne comprenait presque pas ce qu’il disait :
Il est grand temps, le monde
ne vaut pas
Les tourments de notre âme,
laissons ces erreurs,
Abritons-nous tous deux dans
un lieu sans éclat
Où je t’attends, ami, pour un
sort de labeur.
Il fondit en larmes, comme un enfant, les essuya aussitôt et se mit à
faire les cent pas. Non, non, cela aussi, c’était du passé. Il ne connaîtrait
ni la solitude, ni le repos. Les comptes avec sa jeunesse sont réglés, elle est
passée, elle est perdue, elle s’est envolée, il n’en reste que Pouchkine. Mais
lui, Wilhelm, ne l’oubliera pas. C’est fini.
Le soir tomba. Sémione entra. Alluma les chandelles.
Iouri Tynianov, Le Disgracié
Pétersbourg n’avait
jamais craint le vide. Moscou avait grandi maison par maison qui s’étaient tout
naturellement réunies les unes aux autres, s’étaient augmentées de petits
pavillons, et c’est ainsi qu’étaient nées les rues de la ville. Il n’est pas
toujours facile de les distinguer des places dont elles ne diffèrent que par la
largeur, et non par le sentiment de l’ampleur. Tout
comme les petites rivières moscovites, sinueuses à l’instar des rues. L’unité
de base de Moscou, c’est la maison, c’est pourquoi il y a beaucoup de ruelles
et d’impasses.
À Pétersbourg, il n’y a pas une seule impasse, et chaque ruelle se
donne des airs de perspective. Il y a des rues dont on ne sait réellement si
c’est une perspective ou une ruelle. Telle est la perspective des Grecs que les
Moscovites s’obstinent à appeler une ruelle. Les rues de Pétersbourg ont été
formées avant les maisons qui ne font que compléter leurs lignes. Quant aux
places, elles ont été tracées avant les rues. C’est pourquoi elles sont
complètement à part, indépendantes des maisons et des rues qui les constituent.
L’unité de base de Pétersbourg, c’est la place.
Le fleuve y coule en toute indépendance, comme une perspective liquide,
distincte des autres. Aujourd’hui comme il y a un siècle, les Pétersbougeois ne
connaissent pas d’autres cours d’eau que la Néva, bien qu’elle ait, en outre,
des affluents. Ceux-ci sont connus sous le même nom qu’elle. Sa nature
indépendante la pousse au moins une fois tous les cent ans à la révolte.
C’est sur ses places que se sont déroulées les révolutions de
Pétersbourg; celle de décembre 1825 et celle d’octobre 1917 se sont déroulées
sur deux places. Et en décembre 1825 et en octobre 1917, la Néva a participé au
soulèvement: en décembre, les rebelles ont fui sur la glace, en octobre c’est
de la Néva que le croiseur Aurore a
menacé le Palais.
L’alliance du fleuve et des places est, pour Pétersbourg, chose
natuerelle, et aussi, toute guerre qui s’y déroule doit immanquablement se
convertir en guerre des places.
En décembre 1825, l’alliance se présentait ainsi:
La place Pierre-le-Grand (qui n’avait pas encore retrouvé son ancien
nom de place du Sénat), la place Saint-Isaac, la place de l’Amirauté (où sont
maintenant les arbres du jardin Alexandre), la place du Razvod (qui n’était pas
encore la place du Palais) – et la Néva.
Catherine II avait fait ériger la statue de Pierre le Grand par
Falconet place du sénat, ce qui avait valu son nouveau nom à cette dernière.
Une autre statue de Pierre par Rastrelli, destinée à s’élever sur la place,
avait été refusée; plus tard Paul Ier l’avait fait revenir comme il avait fait
revenir les hommes proscrits par sa mère, mais la place était prise, alors il
l’avait fait ériger devant son palais, comme en exil d’honneur.
Autour de l’Amirauté, longeant la place du même nom, et les places
Pierre-le-Grand et du Razvod, s’étendait un large boulevard. Là où, avant
Octobre 17, ce boulevard s’appelait boulevard de la Garde-à-Cheval, il y avait
alors un canal appelé canal de l’Amirauté, traversé par un pont.
La place Saint-Isaac portait le nom d’une église que l’on construisait
depuis des âges sans en venir à bout. Elle avait été entreprise par Catherine
II en même temps que le Palais de Marbre, et en marbre de même. Quand elle fut
parvenue à mi-hauteur, Catherine II ne lui trouva «point de grâce» et disposa
qu’on la laissât «telle quelle». Aussitôt monté sur le trône, Paul Ier ordonna
qu’on l’achevât sur l’heure en brique, alors on lui dédia ces vers hardis:
Ce temple a des deux règnes la
face historique
La base en est de marbre et le
dessus de brique.
L’église déplut à Alexandre; il la fit démolir et en fit mettre une
autre en construction. C’est pourquoi les matériaux venus de l’étranger
gisaient sur le quai de la place Pierre-le-Grand, tandis que le chantier
encombrait toute la place Saint-Isaac, si bien que la caillasse, les dalles, le
marbre et les planches s’entassaient loin derrière les échafaudages. Déjà on
avait écrit de nouveaux vers:
Ce temple, à l’image des trois
règnes,
Allie le granit, la brique, et
la destruction même.
C’est ainsi que la place Pierre-le-Grand, symbole du pouvoir autocrate,
s’étendait près de celle de Saint-Isaac, insigne de sa faiblesse.
Le soulèvement du 14 décembre fut une guerre des places.
C’est par les canaux des rue que la foule s’écoula de la place de
l’Amirauté et de la place Saint-Isaac, c’est par ces mêmes canaux que les
régiments marchèrent, d’abord ceux des insurgés, puis les gouvernementaux.
Nicolas à cheval, parti de la place du Razvod (place du Palais) pour
celle de l’Amirauté, était arrivé jusqu’aux lions de la maison Lobanov.
La place du Razvod et celle de Saint-Isaac que tenaient les régiments
loyalistes menaçaient en silence celle de l’Amirauté, en proie au remous
populaire, et celle de Pierre-le-Grand, tenue par les révolutionnaires. les
gouvernementaux barrèrent la place Pierre-le-Grand sur trois côtés,
précipitèrent les révolutionnaires dans le fleuve et en refoulèrent aussi une
partie dans l’étroit goulet de la rue Galernaïa.
En somme, la journée du 14 décembre avait consisté en cette circulation
sanguine: la foule et les régiments insurgés avaient coulé vers les réceptacles
des places, puis les artères avaient été bouchées et les régiments en avaient
été chassés d’une seule poussée. Mais pour la ville, cela avait été un arrêt du
cœur, sans compter que du vrai sang avait coulé.
les héros isolés de cette journée n’avaient su que courir par les rues,
poussant le sang de la ville et de la Russie – les régiments – jusqu’aux
places, et même, pour la plus grande part, se bornant à piétiner où ils
étaient. Toute la journée n’avait été qu’une pénible oscillation des places,
pareille à celle des plateaux d’une balance, jusqu’au moment où le rude coup de
l’artillerie de Nicolas Ier leur avait fait perdre l’équilibre. La décision
avait appartenu aux places et non aus rues, ce jour-là, il n’y avait pas eu de
héros. Ryléiev, qui aurait pu l’être, avait plus que personne compris
l’oscillation des places et, pris d’une obscure angoisse était parti on ne sait
où. Troubetskoï, lui, n’avait fait que marquer le pas près du Grand État-Major.
Il n’avaient pas pu mettre fin à la stagnation torpide des places qui
était, en fait, une opération de pesée.
Ce que l’on pesait était la vieille autocratie, les briques émiettées
de Paul Ier. Si, à la place Pierre-le-Grand, d’où le vent avait porté le sable
brûlant de l’intelligentsia de la noblesse, s’était jointe celle de l’Amirauté
– avec la jeune argile du peuple –, leur balance l’eût emporté.
Mais c’était la brique qui l’avait emporté en se donnant des allures de
granit.
Iouri Tynianov, Le Disgracié
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