On commence par monter petit à petit un sentier
large d’une pente très légère. Le long de vastes courbes en quelques heures de
flâneries à cueillir les fleurs du chemin, cent fois vues, au nom cent fois
oublié malgré toutes les personnes du sexe féminin qui m’ont rabâché cent fois
leur nom. Le chemin est bien aménagé par l’onf, les pompiers, les propriétaires
de troupeaux. Il importe que les quatre-quatre y voltigent comme sur une
autoroute. Plus loin, après la première maison forestière au nom cent fois entendu,
cent fois oublié, la situation se dégrade sensiblement. Les bûcherons ont
arraché la forêt et pas gênés, comme chez eux, leur bulldozers ivres ont
arraché les bas-côtés du chemin, ils ont pris des raccourcis pour respecter les
impératifs de productivité, c’est-à-dire être au plus vite en bas au… j’ai
oublié le nom du café. J’ai tout oublié, oui, tous les noms propres. j’ai
peut-être des excuses. À travers la France entière je connais et mêle dans mon
pauvre esprit toujours tortueux et qui désormais vieillit bien plus de noms de
cafés que de noms d’arbres, de noms de fleurs, plus peut-être que de prénoms de
jeunes filles. Il n’y a plus qu’à continuer à marcher parmi les fondrières, les
troncs d’arbre qui barrent la route (ils ne sont pas très rangeurs), jusqu’à
atteindre la première prairie, clairière plane, herbeuse mais chardonneuse,
trop humide pour y dormir. Partir de grand matin, oui, mais pas si tôt la
prochaine fois. Pour les vaches, on a vu trop grand, je crois que comme les
humains elles ont besoin de cadre, de discipline. Un pacage bien rectangulaire
avec clôture sans électricité, repère stable. Ici, le paysan vous largue cent
vaches sur dix mille hectares. Allez donc, j’entendrai toujours ta clochette en
septembre ma belle, débrouille-toi. Les vaches ne savent pas fuir. Elles
errent, guère plus désœuvrées que d’habitude, mais avec un vague à l’âme. Une
vache dans un bois de pin, seule, qui regarde tout autour d’elle, qui ne voit
plus une de ses compagnes, qui se demande déjà à onze heures du matin ce qu’elle
va devenir quand le soir tombera, avec un léger pincement au cœur, sans maître,
sans épaule où s’adosser, où se consoler.
L’homme n’est pas la vache, imagination
trop vive, il n’erre pas, il a un projet, s’il fuit c’est vers un but. Et quel
but plus absurde, plus inconséquent que d’atteindre un sommet, même aussi
prestigieux que celui-ci.
Tu vas arriver en haut après quelques
péripéties. Avec quelque chance auras-tu sans doute croisé deux Hollandaises
rieuses au short très court, aux cuisses longues, solides et bronzées. Tu
n’allais pas là pour cela. Alors monter toujours. Au sommet la vue vers les
sommets est fort belle. Onze heures au sommet, le soleil au plus pur, regard
vers la vallée. Il n’y a plus qu’à retourner parmi les hommes, ses semblables,
ses faux frères.
À moins que je m’y installe pour l’hiver.
Désormais, en bas, personne ne m’attend.
Lorsque le soir est tombé sur la montagne
magnifique, couvrant les moindres monts alentour, obscurcissant les vallées qui
sont prêtes à s’ouvrir accueillantes aux jeunes bêtes folâtres de la nuit,
noyant progressivement les minuscules petites plaines humaines, lorsque le
brouillard s’est posé lentement sur le lac magique je me suis demandé si
j’allais redescendre.
Lorsque j’ai entendu le meuglement plaintif
de la première vache du premier troupeau, que le souffle de l’aile du dernier oiseau
diurne m’a frôlé le visage, que l’haleine gelée du vent du nord a posé dans mes
cheveux les embruns du Mourre froid, j’ai cru que j’allais redescendre.
Pendant que j’ai fouillé mes poches à le
recherche des mes derniers mars, de mes ultimes lions, pendant que j’ai erré
autour de la cime à choisir une anfractuosité bien protégé des chauves-souris, crainte
réelle mais sans objet, a-t-on jamais vu de moustiques à plus de mille mètres
au-dessus du niveau de l’océan qui baigne les côtes vendéennes, je me suis dit
que je n’allais pas avoir la force de résister.
Pendant que je relevais la fermeture
éclaire du kway qui résistait et que j’étirai le bas de mon blue jean bleu
passé pour y glisser mes pieds nus bleuis et me tortillais en tout sens pour
aplanir les graviers dispersés parmi les herbes qui me rongeaient le dos, j’ai
pensé aux deux ou trois personnes, pas plus, qui m’attendaient en bas.
Lorsque m’a effleuré de son aile immense,
dans un grand silence le dernier deltaplane, à portée de voix, à portée de
main, avec son bel orange phosphorescent, avec son petit personnage comique
assis gravement dans son fauteuil comme si son existence, sa survie avait une
quelconque importance, après la surprise, première peur, il m’est venu l’idée
de partir par les voies aériennes.
Partir par le haut, voler pour bien acquérir,
éprouver, apprendre mes plaines, mon lac, mes bois, mes sentiers, mes collines,
ma ville, ma plus belle rivière de France, pour bien saluer d’au-dessus des
arbres, parmi les falaises, les éboulis, les cheminées de fées, mes amis
attablés dans un soir d’été sous une tonnelle, mes amis dont j’ai oublié le
nom, alors j’ai préféré redescendre.
J’ai rechaussé mes chaussures de sport à
mes pieds raidis, j’ai regroupés mes petites affaires éparses, j’ai ramassé les
papiers froissés du lion, du mars, des cookies, du moins ceux qui ne s’étaient
pas envolé avec les frôlement d’ailes, j’ai baissé la fermeture éclaire pour
mieux respirer. Mais quand j’ai fait trois pas sur le chemin, sachant ce qui
m’attendait dans les vallées, j’ai préféré rester, juste ce soit, oh, juste un
soir…
Quand j’ai vu filer la première étoile
filante, disparaître au plus vite, j’ai compris que je n’avais rien à en
attendre d’elles non plus, que leurs signes, leur clin d’œil n’étaient que des
leurres, j’ai compris que je n’avais rien à en espérer, que j’étais vraiment
seul.
Quand j’ai aperçu le cul et la queue de la
marmotte frétillante qui sûre de l’absence de touriste à cette heure mâchait sa
touffe d’herbe avec méthode, avec conscience, peut-être avec volupté, avec sagesse,
avec science et sapience, avec plaisir, je me suis décidé à rester, juste ce
soir, que ce soir.
Quand la nuit est vraiment tombé, que l’air
s’est immobilisé pour me harceler, moi, seule cible à travers toutes les
épaisseurs de pull et de toile imperméable, à me picoter, me dévorer de ses
milliers de petites aiguilles insidieuse et venimeuses, à travers ma barbe de
deux jours, à me rougir les yeux jusqu’aux larmes, j’étais fermement décidé à
redescendre demain matin.
Lorsque les gouttes de pluie se sont mises
à orienter mes rêves vers les claquements de pluie du toit de mon enfance j’ai
choisi de les diriger vers d’autres horizons plus ensoleillés, vers une plage
au soleil d’acier, un soleil abrutissant aveugle, j’ai vaguement repensé à ceux
d’en bas, à un lit douillet, à un lit d’août où l’on rejette les draps baignés
de sueur.
Quand à l’aube j’ai été pisser face aux
dernières étoiles, face au lac, face à la cathédrale qui émergeait, le corps
transi, douloureux, courbatu, le seul moment où je suis un peu lucide, j’ai
supputé avec précision les chances statistiques que j’avais de redescendre.
Quand l’aube s’est levée, quand l’aube
s’est levée, blanchâtre, soleil blanc, ciel blanc, Mourre froid blanc, plaines
grises, quand je me suis dit que j’étais le seul vivant de ce vaste monde, j’ai
cru savoir que je ne redescendrai pas.
Lorsque les oiseaux de nuit se sont affolés
une dernière fois, vols paniques dans tous les sens, cris suraigus et
cacophoniques, avant de laisser place à la suavité des premiers oiseaux de
jour, au fait, me suis-je dit, il n’y a plus que deux personnes qui
m’attendent.
Alors que je faisais trois fois le tour du
monticule de pierres plates dont est formée le socle qui supporte la croix que
l’on peut apercevoir de la rue Clovis-Hugues avec de bonnes jumelles que qui
sait ? quelque lève-tôt était en train d’observer j’ai repensé à ces
babouins divers, Clovis Hugues, Léauthier.
Quand j’ai tourné trois fois puis cinq
fois, dix fois dans ma tête déjà un peu moins claire, les divers solutions qui
se présentaient estimant les possibilités des unes et des autres, calculant les
avantages et les inconvénients, m’avisant des quelques obstacles que j’avais
oublié, alors j’ai vraiment été persuadé que j’allais redescendre dans la
minute suivante.
Mais quand j’ai vu toute la famille
marmotte bien éveillée, active, qui déambulait en fille indienne pour aller
vaquer à ses activités sachant qu’il faut se presser, que la besogne doit être
terminée avant l’arrivée des premières hordes humaines nombreuses, j’ai cherché
vite un endroit où moi aussi me terrer.
Alors j’ai repensé à cette ravissante
salope qui m’avait définitivement abandonné que là rien n’était à espérer, que
mon seul avenir ne résidait plus que dans cet azur pur, l’air des cimes et le
regard dédaigneux sur les vallées et les plaines bruissantes. Je me suis dit
que je ne redescendrai plus, plus jamais.
Quand le premier des promeneurs, il n’était
pas huit heures, cet olibrius avait dû se mettre en route sur les quatre
heures, m’a offert son quignon, sa tablette de toblerone, son café infect mais
brûlant, certaines fonctions organiques se sont remises en place et j’ai pensé
que parfois, il n’y avait pas lieu de désespérer totalement de l’humanité.
Quand le lac a émergé de la brume, bleu
métallique, éblouissant, toujours là, éternel, le seul lac bâti par l’homme, le
seul lac éternel, plus beau et plus profond que les bleus les plus beaux des
plus grands peintres de bleus, je me suis dit que ce n’était plus la peine
d’aller courir les musées plein de microbes, que ce n’était pas la peine
d’aller voir ailleurs.
Quand j’ai cru deviner derrière les plus
lointains bosquets (arbres immenses) la muraille de l’abbaye (je sais qu’on ne
peut la voir d’où je suis), quand j’ai vu flotter sur les eaux la chapelle
blanche de Saint-Michel, j’ai su que c’était vraiment inutile d’aller chercher
ailleurs, chercher quoi ?
Quand les deux hollandaises sont arrivées,
trois fois plus grandes que moi, pépiant dans la combe du nord qui renvoyait
leur écho, je me suis demandé si tout compte fait elles n’étaient pas suédoise
ou, pire, finlandaises.
Quand je me suis égaré aux alentours, je me
suis penché pour observer toutes ces petites fleurs inconnues dont je ne connaîtrai
jamais le nom, quand je me suis penché au bord du gouffre pour nommer chaque
village, chaque lieu dit chaque chapelle, chaque pic, je me suis dit que
j’avais, ici, encore bien des choses à apprendre.
Et j’ai pensé un instant à elle, à sa
chevelure comme une aile noire menaçante, que je ne reverrai plus, jamais plus
en cette vie, qu’elle vivrait encore un peu quelque part sur cette planète,
là-bas au nord, vers l’océan, j’ai eu un frisson et je me suis décidé à redescendre.
Lorsque, à midi, j’ai observé la stratégie
des marmottes perchés sur une étroite prairie inaccessible d’où il pouvait observer
attentivement les jeux et les errances des groupes d’humains qui tour à tour se
succédaient sur la jetée près de la croix pour jeter un oeil à l’abîme avant de
bêtement faire demi-tour j’ai pensé un instant qu’il serait bon de rester là.
Quand j’ai vu les deux asticots arriver,
hirsutes et hilares, avec leur nez rouge et leur casquette de rappeur, chargés
comme des bourricots de toutes les provisions, exaltés de me retrouver sain et
sauf (sain toujours, sauf forcément), je leur ai dit : « Écoutez maintenant,
vous allez m’aider à construire mon igloo pour cet hiver. »