Première journée vraiment printanière.
Ce matin elle dort, elle ouvre à peine les
yeux de temps en temps. Je lis Malègue à côté d’elle. Elles lui ont remis 500
cl. Elle a la lèvre inférieure complètement pendante, en revanche les joues ne
sont plus creuses si bien que je crois qu’elles lui ont remis son dentier.
(J’emploie «elles» alors qu’il y a dans le nombre qui s’occupent
d’elle un ou deux infirmiers.)
J’y retourne avec mon fils. Est-ce l’effet de
l’alimentation (encore 500 cl ce matin, et 500 cette après-midi), elle a les
yeux ouverts et fixe Jo. Je dirais presque:
«ardemment». Mais tous nos avis ne sont que des interprétations à
partir de signes infimes. Puis elle dort, je m’endors aussi accoudé à la barre
horizontale du lit. Jo lui tient la main, il me dit qu’elle ne réagit à
aucune de ses pressions.
Nous rentrons, j’y retourne vers six heures,
seul. Elle reste éveillée. L’infirmière vient changer la poche qui est
«ingurgitée»: de l’eau (du robinet) pour la nuit. Elle
oscille légèrement la tête pour regarder à gauche ou à droite de son lit, un
infime mouvement. Je me suis assis sur sa droite, de façon qu’elle me voie
mieux parce que sa tête reste orientée vers la droite. La voisine me dit qu’elle appelle
régulièrement parce qu’elle s’est affaissée contre la barre du lit.
Oui, elle n’est que regard, mais un regard
non pas fixe, sans expression. Si, souvent elle nous fixe, elle s’enfonce dans
notre regard. Ses traits sont figés, les rides du front ne bougent pas, ni
sourire, ni expression malheureuse, ou triste. Le tuyau qui rentre dans la
narine droite est maintenu par un élastique qui va d’une oreille à l’autre.
Elle est un parfait personnage de Beckett, prisonnière de son corps, isolée du
monde, incapable de la moindre communication avec ses semblables, emmurée.
J’ai le sentiment d’arriver toujours trop tard, de
repartir toujours trop tôt.
Je pars. Du couloir elle me voit encore, elle me
suit des yeux jusqu’au bout. C’est un progrès. Mais est-ce que ce genre de progrès
n’est pas pire? Est-ce que je ne préférais pas la voir dormir. Je me
dis: c’est reparti. Elle ne parlera plus. Elle va rester comme ça, des
mois, des années, jusqu’à la crise suivante.
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