dimanche 23 mars 2014

Fragment d’un truc



On commence par monter petit à petit un sentier large d’une pente très légère. Le long de vastes courbes en quelques heures de flâneries à cueillir les fleurs du chemin, cent fois vues, au nom cent fois oublié malgré toutes les personnes du sexe féminin qui m’ont rabâché cent fois leur nom. Le chemin est bien aménagé par l’onf, les pompiers, les propriétaires de troupeaux. Il importe que les quatre-quatre y voltigent comme sur une autoroute. Plus loin, après la première maison forestière au nom cent fois entendu, cent fois oublié, la situation se dégrade sensiblement. Les bûcherons ont arraché la forêt et pas gênés, comme chez eux, leur bulldozers ivres ont arraché les bas-côtés du chemin, ils ont pris des raccourcis pour respecter les impératifs de productivité, c’est-à-dire être au plus vite en bas au… j’ai oublié le nom du café. J’ai tout oublié, oui, tous les noms propres. j’ai peut-être des excuses. À travers la France entière je connais et mêle dans mon pauvre esprit toujours tortueux et qui désormais vieillit bien plus de noms de cafés que de noms d’arbres, de noms de fleurs, plus peut-être que de prénoms de jeunes filles. Il n’y a plus qu’à continuer à marcher parmi les fondrières, les troncs d’arbre qui barrent la route (ils ne sont pas très rangeurs), jusqu’à atteindre la première prairie, clairière plane, herbeuse mais chardonneuse, trop humide pour y dormir. Partir de grand matin, oui, mais pas si tôt la prochaine fois. Pour les vaches, on a vu trop grand, je crois que comme les humains elles ont besoin de cadre, de discipline. Un pacage bien rectangulaire avec clôture sans électricité, repère stable. Ici, le paysan vous largue cent vaches sur dix mille hectares. Allez donc, j’entendrai toujours ta clochette en septembre ma belle, débrouille-toi. Les vaches ne savent pas fuir. Elles errent, guère plus désœuvrées que d’habitude, mais avec un vague à l’âme. Une vache dans un bois de pin, seule, qui regarde tout autour d’elle, qui ne voit plus une de ses compagnes, qui se demande déjà à onze heures du matin ce qu’elle va devenir quand le soir tombera, avec un léger pincement au cœur, sans maître, sans épaule où s’adosser, où se consoler.
L’homme n’est pas la vache, imagination trop vive, il n’erre pas, il a un projet, s’il fuit c’est vers un but. Et quel but plus absurde, plus inconséquent que d’atteindre un sommet, même aussi prestigieux que celui-ci.
Tu vas arriver en haut après quelques péripéties. Avec quelque chance auras-tu sans doute croisé deux Hollandaises rieuses au short très court, aux cuisses longues, solides et bronzées. Tu n’allais pas là pour cela. Alors monter toujours. Au sommet la vue vers les sommets est fort belle. Onze heures au sommet, le soleil au plus pur, regard vers la vallée. Il n’y a plus qu’à retourner parmi les hommes, ses semblables, ses faux frères.
À moins que je m’y installe pour l’hiver. Désormais, en bas, personne ne m’attend.
Lorsque le soir est tombé sur la montagne magnifique, couvrant les moindres monts alentour, obscurcissant les vallées qui sont prêtes à s’ouvrir accueillantes aux jeunes bêtes folâtres de la nuit, noyant progressivement les minuscules petites plaines humaines, lorsque le brouillard s’est posé lentement sur le lac magique je me suis demandé si j’allais redescendre.
Lorsque j’ai entendu le meuglement plaintif de la première vache du premier troupeau, que le souffle de l’aile du dernier oiseau diurne m’a frôlé le visage, que l’haleine gelée du vent du nord a posé dans mes cheveux les embruns du Mourre froid, j’ai cru que j’allais redescendre.
Pendant que j’ai fouillé mes poches à le recherche des mes derniers mars, de mes ultimes lions, pendant que j’ai erré autour de la cime à choisir une anfractuosité bien protégé des chauves-souris, crainte réelle mais sans objet, a-t-on jamais vu de moustiques à plus de mille mètres au-dessus du niveau de l’océan qui baigne les côtes vendéennes, je me suis dit que je n’allais pas avoir la force de résister.
Pendant que je relevais la fermeture éclaire du kway qui résistait et que j’étirai le bas de mon blue jean bleu passé pour y glisser mes pieds nus bleuis et me tortillais en tout sens pour aplanir les graviers dispersés parmi les herbes qui me rongeaient le dos, j’ai pensé aux deux ou trois personnes, pas plus, qui m’attendaient en bas.
Lorsque m’a effleuré de son aile immense, dans un grand silence le dernier deltaplane, à portée de voix, à portée de main, avec son bel orange phosphorescent, avec son petit personnage comique assis gravement dans son fauteuil comme si son existence, sa survie avait une quelconque importance, après la surprise, première peur, il m’est venu l’idée de partir par les voies aériennes.
Partir par le haut, voler pour bien acquérir, éprouver, apprendre mes plaines, mon lac, mes bois, mes sentiers, mes collines, ma ville, ma plus belle rivière de France, pour bien saluer d’au-dessus des arbres, parmi les falaises, les éboulis, les cheminées de fées, mes amis attablés dans un soir d’été sous une tonnelle, mes amis dont j’ai oublié le nom, alors j’ai préféré redescendre.
J’ai rechaussé mes chaussures de sport à mes pieds raidis, j’ai regroupés mes petites affaires éparses, j’ai ramassé les papiers froissés du lion, du mars, des cookies, du moins ceux qui ne s’étaient pas envolé avec les frôlement d’ailes, j’ai baissé la fermeture éclaire pour mieux respirer. Mais quand j’ai fait trois pas sur le chemin, sachant ce qui m’attendait dans les vallées, j’ai préféré rester, juste ce soit, oh, juste un soir…
Quand j’ai vu filer la première étoile filante, disparaître au plus vite, j’ai compris que je n’avais rien à en attendre d’elles non plus, que leurs signes, leur clin d’œil n’étaient que des leurres, j’ai compris que je n’avais rien à en espérer, que j’étais vraiment seul.
Quand j’ai aperçu le cul et la queue de la marmotte frétillante qui sûre de l’absence de touriste à cette heure mâchait sa touffe d’herbe avec méthode, avec conscience, peut-être avec volupté, avec sagesse, avec science et sapience, avec plaisir, je me suis décidé à rester, juste ce soir, que ce soir.
Quand la nuit est vraiment tombé, que l’air s’est immobilisé pour me harceler, moi, seule cible à travers toutes les épaisseurs de pull et de toile imperméable, à me picoter, me dévorer de ses milliers de petites aiguilles insidieuse et venimeuses, à travers ma barbe de deux jours, à me rougir les yeux jusqu’aux larmes, j’étais fermement décidé à redescendre demain matin.
Lorsque les gouttes de pluie se sont mises à orienter mes rêves vers les claquements de pluie du toit de mon enfance j’ai choisi de les diriger vers d’autres horizons plus ensoleillés, vers une plage au soleil d’acier, un soleil abrutissant aveugle, j’ai vaguement repensé à ceux d’en bas, à un lit douillet, à un lit d’août où l’on rejette les draps baignés de sueur.
Quand à l’aube j’ai été pisser face aux dernières étoiles, face au lac, face à la cathédrale qui émergeait, le corps transi, douloureux, courbatu, le seul moment où je suis un peu lucide, j’ai supputé avec précision les chances statistiques que j’avais de redescendre.
Quand l’aube s’est levée, quand l’aube s’est levée, blanchâtre, soleil blanc, ciel blanc, Mourre froid blanc, plaines grises, quand je me suis dit que j’étais le seul vivant de ce vaste monde, j’ai cru savoir que je ne redescendrai pas.
Lorsque les oiseaux de nuit se sont affolés une dernière fois, vols paniques dans tous les sens, cris suraigus et cacophoniques, avant de laisser place à la suavité des premiers oiseaux de jour, au fait, me suis-je dit, il n’y a plus que deux personnes qui m’attendent.
Alors que je faisais trois fois le tour du monticule de pierres plates dont est formée le socle qui supporte la croix que l’on peut apercevoir de la rue Clovis-Hugues avec de bonnes jumelles que qui sait ? quelque lève-tôt était en train d’observer j’ai repensé à ces babouins divers, Clovis Hugues, Léauthier.
Quand j’ai tourné trois fois puis cinq fois, dix fois dans ma tête déjà un peu moins claire, les divers solutions qui se présentaient estimant les possibilités des unes et des autres, calculant les avantages et les inconvénients, m’avisant des quelques obstacles que j’avais oublié, alors j’ai vraiment été persuadé que j’allais redescendre dans la minute suivante.
Mais quand j’ai vu toute la famille marmotte bien éveillée, active, qui déambulait en fille indienne pour aller vaquer à ses activités sachant qu’il faut se presser, que la besogne doit être terminée avant l’arrivée des premières hordes humaines nombreuses, j’ai cherché vite un endroit où moi aussi me terrer.
Alors j’ai repensé à cette ravissante salope qui m’avait définitivement abandonné que là rien n’était à espérer, que mon seul avenir ne résidait plus que dans cet azur pur, l’air des cimes et le regard dédaigneux sur les vallées et les plaines bruissantes. Je me suis dit que je ne redescendrai plus, plus jamais.
Quand le premier des promeneurs, il n’était pas huit heures, cet olibrius avait dû se mettre en route sur les quatre heures, m’a offert son quignon, sa tablette de toblerone, son café infect mais brûlant, certaines fonctions organiques se sont remises en place et j’ai pensé que parfois, il n’y avait pas lieu de désespérer totalement de l’humanité.
Quand le lac a émergé de la brume, bleu métallique, éblouissant, toujours là, éternel, le seul lac bâti par l’homme, le seul lac éternel, plus beau et plus profond que les bleus les plus beaux des plus grands peintres de bleus, je me suis dit que ce n’était plus la peine d’aller courir les musées plein de microbes, que ce n’était pas la peine d’aller voir ailleurs.
Quand j’ai cru deviner derrière les plus lointains bosquets (arbres immenses) la muraille de l’abbaye (je sais qu’on ne peut la voir d’où je suis), quand j’ai vu flotter sur les eaux la chapelle blanche de Saint-Michel, j’ai su que c’était vraiment inutile d’aller chercher ailleurs, chercher quoi ?
Quand les deux hollandaises sont arrivées, trois fois plus grandes que moi, pépiant dans la combe du nord qui renvoyait leur écho, je me suis demandé si tout compte fait elles n’étaient pas suédoise ou, pire, finlandaises.
Quand je me suis égaré aux alentours, je me suis penché pour observer toutes ces petites fleurs inconnues dont je ne connaîtrai jamais le nom, quand je me suis penché au bord du gouffre pour nommer chaque village, chaque lieu dit chaque chapelle, chaque pic, je me suis dit que j’avais, ici, encore bien des choses à apprendre.
Et j’ai pensé un instant à elle, à sa chevelure comme une aile noire menaçante, que je ne reverrai plus, jamais plus en cette vie, qu’elle vivrait encore un peu quelque part sur cette planète, là-bas au nord, vers l’océan, j’ai eu un frisson et je me suis décidé à redescendre.
Lorsque, à midi, j’ai observé la stratégie des marmottes perchés sur une étroite prairie inaccessible d’où il pouvait observer attentivement les jeux et les errances des groupes d’humains qui tour à tour se succédaient sur la jetée près de la croix pour jeter un oeil à l’abîme avant de bêtement faire demi-tour j’ai pensé un instant qu’il serait bon de rester là.
Quand j’ai vu les deux asticots arriver, hirsutes et hilares, avec leur nez rouge et leur casquette de rappeur, chargés comme des bourricots de toutes les provisions, exaltés de me retrouver sain et sauf (sain toujours, sauf forcément), je leur ai dit : « Écoutez maintenant, vous allez m’aider à construire mon igloo pour cet hiver. »

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