«Considérer avec étonnement les transformations de son moi est une attachante occupation pour les moments d’oisiveté. Le champ est si vaste, les surprises si diverses, le sujet si riche d’indications, sans profit, mais singulières, sur le travail des forces invisibles, qu’on ne s’en lasse pas facilement.
[…]
Une vue morale de l’univers nous jette en fin de compte dans de si cruelles et de si absurdes contradictions, où les derniers vestiges de la foi, de l’espérance, de la charité, et jusqu’à ceux de la raison même, semblent près de périr, que j’en suis arrivé à soupçonner que le but de la création n’est peut-être point du tout moral. Je croirais volontiers que son objet est simplement d’être un pur spectacle : un spectacle pour la crainte, l’amour, l’adoration ou la haine, si vous voulez, mais, à ce point, jamais pour le désespoir ! Ces visions, délicieuses ou poignantes, sont une fin morale en soi. Le reste est notre affaire – le rire, les larmes, la tendresse, l’indignation, la sérénité d’un cœur cuirassé, la curiosité d’un esprit subtil – c’est notre affaire ! Et cette infatigable attention qui s’oublie soi-même et s’attache à toutes les phases d’un univers vivant réfléchi dans notre conscience, est peut-être notre véritable tâche sur la terre. Une tâche où le destin n’a peut-être rien engagé de nous que notre conscience, une conscience douée d’une voix afin d’apporter un témoignage véridique au prodige visible, à l’obsédante terreur, à l’infinie passion et à la sérénité sans limites, à la suprême loi et à l’immuable mystère du sublime spectacle.
Chi lo sà? Peut-être bien. Une telle opinion s’accorde du moins avec toutes les religions sauf avec cette croyance à rebours de l’impiété : elle ne s’accommode ni du masque ni du manteau du désespoir aride : elle s’accorde avec toutes les joies et toutes les tristesses, tous les beaux rêves, tous les charitables espoirs. Le but essentiel est de rester fidèle aux émotions nées de cet abîme qu’encercle le firmament des étoiles dont le nombre infini et les terrifiantes distances peuvent nous faire sourire ou nous tirer des larmes…»
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Une vue morale de l’univers nous jette en fin de compte dans de si cruelles et de si absurdes contradictions, où les derniers vestiges de la foi, de l’espérance, de la charité, et jusqu’à ceux de la raison même, semblent près de périr, que j’en suis arrivé à soupçonner que le but de la création n’est peut-être point du tout moral. Je croirais volontiers que son objet est simplement d’être un pur spectacle : un spectacle pour la crainte, l’amour, l’adoration ou la haine, si vous voulez, mais, à ce point, jamais pour le désespoir ! Ces visions, délicieuses ou poignantes, sont une fin morale en soi. Le reste est notre affaire – le rire, les larmes, la tendresse, l’indignation, la sérénité d’un cœur cuirassé, la curiosité d’un esprit subtil – c’est notre affaire ! Et cette infatigable attention qui s’oublie soi-même et s’attache à toutes les phases d’un univers vivant réfléchi dans notre conscience, est peut-être notre véritable tâche sur la terre. Une tâche où le destin n’a peut-être rien engagé de nous que notre conscience, une conscience douée d’une voix afin d’apporter un témoignage véridique au prodige visible, à l’obsédante terreur, à l’infinie passion et à la sérénité sans limites, à la suprême loi et à l’immuable mystère du sublime spectacle.
Chi lo sà? Peut-être bien. Une telle opinion s’accorde du moins avec toutes les religions sauf avec cette croyance à rebours de l’impiété : elle ne s’accommode ni du masque ni du manteau du désespoir aride : elle s’accorde avec toutes les joies et toutes les tristesses, tous les beaux rêves, tous les charitables espoirs. Le but essentiel est de rester fidèle aux émotions nées de cet abîme qu’encercle le firmament des étoiles dont le nombre infini et les terrifiantes distances peuvent nous faire sourire ou nous tirer des larmes…»
Joseph Conrad, Des souvenirs