Le touriste n’a que des vues partielles. Son regard est partial, il ne
doit pas juger. Il doit savoir qu’il ne voit que quelques apparences dont il ne
saura extraire que peu de petites vérités déformées. Surtout quand la ville, la
plus intéressante du monde, est inextricable, insondable. Chaque formulation
émise est schématique, peut être approfondie et contredite par une autre. Un
détail qui semble clair en cache de multiples qui le nuancent et mènent vers
d’autres pistes, et ainsi à l’infini.
Des remparts au-delà de la vieille ville vers l’est on aperçoit une
colline pelée, chaos géologique. Ces pierres blanches sont des tombes. Cette
colline est le plus vieux cimetière juif du monde. Et cette colline s’appelle
Jardin des Oliviers.
Errer aux bords des tombes et entendre deux silhouettes dans l’ombre
parler tout bas d’amour en français procure un de ces petits plaisirs secrets
que recèlent les voyages. Les juifs posent des pierres sur les tombes. c’est
plus simples que les fleurs, il n’y a qu’à se baisser pour les ramasser, et
c’est un acte de mémoire qui dure plus longtemps que les fleurs qui se fanent.
Du Jardin des Oliviers on découvre toute la ville illuminée des feux du
couchant (nous sommes à l’est et le soleil est au-delà faisant du rougeoiement
du ciel la toile de fond) et des projecteurs qui éclairent les remparts, les
dômes musulmans, les clochers chrétiens. La splendide mosquée d’Omar s’en
détache, ce dôme du Rocher, bleu et or, seul morceau d’architecture pure de
Jérusalem. Les autres monuments ont été bâtis, détruits, rebâtis, adjoints
d’appendices variés, au cours de tant de siècles, restaurés aux dix-neuvième et vingtième siècles, qu’ils ont tous
des aspects hétéroclites qui font une part de leur beauté et de leur charme
mais où il est si difficile de lire leur projet architectural. Contrairement à
la vue connue des cartes postales et des livres d’art, qui fausse la
perspective, il ne domine pas la ville. Sa masse n’écrase pas ce qui l’entoure.
De beaucoup de points de vue sur celle-ci il reste invisible et, par exemple,
la colline des quartiers musulmans, au nord de la vieille ville, avec ses
modestes bâtisses est plus élevé que lui.
Du Jardin des Oliviers, on entend les bruits de Jérusalem. Les chants
du muezzin diffusés par les haut-parleurs, le marmonnements des prières juives
si le vent porte, les klaxons des autocars de touristes et des taxis collectifs
arabes, dont la noria est incessante sur le boulevard circulaire qui cerne la
vieille ville, des détonations qui ne sont que des pétards et des feux
d’artifice individuels, les cloches des églises, et surtout les sirènes
d’alarmes des ambulances et, sur d’autres notes, avec un autre rythme, celle
des voitures de la police israélienne.
Des croix se dressent dans la nuit formés de rubans d’ampoules
électriques rouges. Haut-parleurs, ampoules ; le point concret, commun,
que l’on appréhende immédiatement entre les religions, c’est l’électricité.
Du Jardin, par une étroite ruelle qui grimpe entre deux murs, on
rejoint une route où circulent quelques automobiles qui mène à un modeste
quartier d’habitation. Un Arabe indique au touriste désorienté un trou noir par
où l’on peut rejoindre la vallée de Josaphat (où nous nous retrouverons tous au
Jugement dernier), et celui-ci s’enfonce dans un chemin creux pierreux, très
irrégulier et très pentu. Le touriste ne fait que trébucher dans la nuit noire
jusqu’à ce qu’il découvre, alors qu’il longe sur sa gauche le haut mur de ce
qui doit être le parc de l’église russe de Sainte-Marie-Madeleine, sur sa
droite ce petit miracle, cent fois découvert par tous mais qu’il croit être le
premier à voir, peut-être protégé exprès par l’autorité suprême des affaires
touristiques. Dans la solitude, dans le complet silence si ce n’est la
lointaine rumeur de la ville, un champ d’olivier qu’il décrète immédiatement
être l’emplacement intact du Jardin des Oliviers (Gethsémani).
Lorsqu’on visite une ville il est recommandé de l’aborder par son
point le plus élevé. Réflexe de géographe, mieux qu’une carte ou alors ce qui
serait la plus belles des cartes, pour comprendre la topographie, les
directions, l’emplacement global des grandes masses, les distances. Savoir où
l’on est, en quel point du monde. Ça peut être le clocher du Saint-Sépulcre
(fermé), les toits (fermés), le clocher de Saint-Jean-Baptiste (fermé), ce sera
les remparts.
Le touriste croise sur les plus de trois kilomètres de remparts
ouverts au public, en trois heures matinales, cinq personnes. Où sont les
touristes ? Les guides ne l’indiquent-ils pas assez bien, est-ce parce que
c’était réputé être « dangereux » il y a quelques années. Ici,
aujourd’hui 24 décembre 1999, les touristes ont plutôt pour nom celui presque
synonyme de pèlerin, donc ont d’autres préoccupations que les paysages.
Les remparts sont fort intéressants. À l’intérieur des remparts, les
toits de la ville, les écoles souvent maternelles ou pour petites classes de
diverses langues et diverses religions, des jardins secrets. Une jeune fille
révise consciencieusement ses leçons sur une table de jardin de plastique
blanc ; derrière elle, au-delà d’un vieux mur, un jardin abandonné, les
feuilles jaunes d’une vigne, des arbustes morts, des buissons luxuriants. Des
terrains de football, des parkings, des petits carrés d’herbe, qui, proches des
remparts, sont jonchés de bouteilles de coca-cola. Le touriste ne sait bien
voir que ce qu’il connaît, il regarde à peine l’arbre qui, comme il est citadin
et vit loin de la Méditerranée, lui est inconnu, mais lesdites bouteilles font
partie de son paysage familier. A-t-il voyagé pour voir ce qu’il connaît
déjà ? À l’intérieur des remparts, il y a surtout le bric-à-brac des
bâtiments humains, grandes institutions religieuses, bâtisses pour la plupart
des deux derniers siècles ou maintes fois restaurés, logements où vivent les
habitants plus ou moins pauvres, plus ou moins riches. À l’extérieur des
remparts, la ville moderne, bétons et parcs arborés, macadam automobile et,
dans le lointain, les innombrables résidences récentes, dans l’encore plus
lointain, bleuté, à travers des trouées entre les immeubles qui barrent la
perspective, ce qu’on devine être le désert. On plisse les yeux pour voir, pour
imaginer ; là-bas, vers le sud-est, il y a Massada. Des remparts on
comprend que, par-delà toutes ces religions, celles qui dominent sont, à
l’intérieur, celle des pratiquants de la télévision, qui se signalent sans
vergogne par leurs antennes, à l’extérieur celle des sectateurs de
l’automobile. En ce sens, Jérusalem est une ville comme les autres et une ville
de notre temps, Rien à faire, n’en déplaise à certains groupes qui résident (et
résistent, c’est peut-être tout à leur honneur) à l’intérieur, ou à
l’extérieur.
Lorsqu’il pénètre à l’intérieur de la vieille ville le touriste se
retrouve en terrain de connaissance, il y a, adapté pour lui, un faux vrai souk
qui envahit la rue David, qui ne vit guère que pour lui. Cette ville lui semble
une des plus sûres du monde, qu’il se promène dans la plus perdue, la plus
isolée, la plus éloignée des ruelles sombres pendant la nuit la plus noire, il
sait qu’il croisera à l’angle de celle-ci deux soldats israéliens en faction.
Jérusalem est pétrie (ou infestée, comme on voudra) de religions. Comme s’il
n’y avait plus de politique. Les seules actions et réactions ne seraient que de
politiques religieuses. Mais avec beaucoup d’économie, c’est-à-dire de
propriété privée. Quelle est la part de la surface de la vieille ville de
Jérusalem qui n’est pas dédiée aux immenses institutions si diverses (lieux de
culte, écoles, patriarcats, fondations, jardins, bibliothèques). Ceints de
hauts murs, le touriste n’en voit que ce qu’on veut bien lui montrer. Le
quartier arménien n’est qu’une immense terra incognita auquel il n’a pas accès.
Combien de cérémonies secrètes, combien d’anachorètes qui prient inlassablement,
invisibles, tout proches et très lointains, immergés au milieu du chaos et
sourds aux rumeurs, détachés du monde, au centre du monde.
Le quartier juif, détruit lors de la guerre de 1948, reconstruit à
neuf après la reconquête de 1967, est tiré au cordeau. Ce n’est pas pour rien
que l’artère principale a conservé son nom latin de cardo. Peu de vie ou plutôt
une vie calme réglée, des bâtiments non pas laids mais trop neufs, peu
d’enfants, peu de femmes. Si vous croisez un homme en noir avec son pantalon
étroit trop court qui, raide comme la justice, marche à grandes enjambées avec
ses papillotes et ses paperoles qui volent, suivez-le, il vous emmènera au Mur.
De l’esplanade éclairée par les projecteurs dans la nuit, le petit touriste est
fort impressionné, quoi qu’il en pense, et il ne sait pas ce qu’il en pense, il
est fasciné. Mur des murmures, des prières marmonnées. Un autre mur
perpendiculaire au premier auquel il est plus difficile d’adhérer, fait de ces
tôles provisoires qu’on utilise dans les travaux publics pour cacher au public
les chantiers de construction, sépare les hommes des femmes. Après 1967 on a
détruit un quartier d’habitations pour dégager l’esplanade.
Le prolongement du cardo s’appelle Souq Khan al Zeit, c’est une des
artères principales du quartier musulman, trois pas et tout change (souvent au
détour d’une rue on change d’univers). Le souk y est un vrai marché, vivant,
les étals et boutiques sont mêlés, qui vendent des babioles pour touristes, qui
vendent les marchandises destinées à la vie quotidienne des habitants (épices,
vêtements, produits de beauté, cassettes vidéo pirates, etc.). Les enfants
jouent, courent, chahutent, rient. Des femmes voilées regardent avec
coquetterie des habits de bon goût accompagnée de leur fille ou de leur jeune
sœur habillée à l’européenne. Trois sortes de femmes, donc, à Jérusalem. Les
femmes voilées, voilées de toutes les religions, nulle n’est en reste. Des
Arabes chrétiennes, les Éthiopiennes chrétiennes sont voilées. Les toutes
jeunes soldates israéliennes, le képi glissé dans l’épaulette, uniforme d’un
kaki tirant vers un jaune clair plus agréable que le vert grisâtre de la
plupart des armées du monde. Et les autres.
Au Saint-Sépulcre une jeune Coréenne en jupe courte, agenouillée et le
corps étendu en avant à même la pierre récite le rosaire. On reconnaît le
rythme des deux phrases, et le nom : « Maria ». À la petite
chapelle des Éthiopiens une très vieille femme fripée comme une très vielle
pomme rabougrie entièrement enveloppée d’un tissu blanc, comme d’un suaire, se
prosterne à toucher terre. À la cathédrale Saint-Jacques la portière sous son
voile noir suit les chants arméniens où le touriste peu musicien peut trouver
des réminiscences avec des chants ruraux traditionnels crétois qu’il connaît bien,
ceux-ci ayant une lointaine ressemblance pour une oreille peu avertie avec tel
ou tel chant des maquisards communistes grecs.
Le voile, le touriste s’y fait, il l’accepte très bien ; au bout
de quelques jours, il n’y fait plus attention. Il trouve même une pointe de
séduction dans ces sourires, ces visages ronds qui se détachent d’autant mieux.
Justement, c’est là la question, se fait-on vraiment toujours à tout, nous les
humains ? Le touriste ne se fait pas d’illusions. La question du voile,
est des plus simples, il n’y a pas à ergoter, elle vaut pour partout et pour
toutes les religions : Quelle est la part de liberté des êtres humains du
sexe féminin qui le portent ?
À Jérusalem, du boulevard du sultan Soliman, on accède par deux
escaliers symétriques à la porte de Damas. Du haut de ce qui paraît être un
théâtre à l’antique semi-circulaire, on domine la porte, qui occupe la scène
centrale de ce théâtre. Et c’est bien une scène de théâtre dont il s’agit. Le
24 décembre à huit heures du soir la porte percée dans les murailles de la
vieille ville est encombrée de piétons pressés, de triporteurs, petits camions,
charrettes à bras des vendeurs qui rangent leurs marchandises, qui cherchent à
pénétrer dans la ruelle étroite, laquelle, justement, sous la porte forme un
coude qui oblige le moindre de ces véhicules à faire plusieurs manœuvres. (En
revanche, quand une patrouille israélienne surgit, cela va très vite, les
passants s’écartent, les commerçants rangent promptement leurs cartons, leurs
étalages.) Sur les gradins de ce « théâtre », parmi les cageots
vides, les papiers gras, légumes et fruits avariés, des groupes de touristes
exténués après leurs déambulations de toute la journée se reposent, quelques
jeunes Arabes fument en groupe en chahutant ; parmi les cris et les
interpellations, les derniers camelots proposent à prix réduits des maïs
grillés ou un assortiment de ceintures, porte-monnaie, babioles diverses ;
un très jeune adolescent vend le cédérom piraté de l’encyclopédie de Bill Gates
pour vingt francs. En haut les chauffeurs de taxi collectifs haranguent avec de
grands gestes désordonnés les touristes : « Bethléem,
Bethléem », avec un accent tonique bien placé qu’un Parisien ne saurait
prononcer. Au-dessus, des lampions, peu religieux, plus destinés au Millenium
(millénaire) qu’à la fête de Noël ; parfois des pétards explosent, à
travers le bruit incessant des klaxons. Sur le boulevard un embouteillage
monstre.
Le long du trottoir se garent en double file ces taxis et nombre de
cars de tourisme, certains luxueux, qui ramassent leurs clients ou racolent
d’éventuels excursionnistes ou pèlerins de la dernière heure, dans un anglais approximatif
: « Jérusalem, vide ce soir, tout le monde à Bethléem, c’est là-bas que
cela se passe. » 7 shekels, c’est-à-dire 14 francs pour aller à Bethléem.
Tout ceci sous les courtes et violents averses qui ne cesseront pas de la
soirée.
De Jérusalem à Bethléem dix kilomètres de traversée de banlieue
(habitations, magasins, entrepôts et ateliers, panneaux publicitaires, terrains
vagues, larges avenues, feux tricolores). L’autocar passe sans que les
voyageurs s’en aperçoivent le point de contrôle israélien qui signale l’entrée
dans les territoires de l’autorité palestinienne. Le touriste a beau observer
les collines dans le lointain, les lumières dans la nuit, les croix de néon,
les minarets, il est difficile de fantasmer sur ce paysage, de l’imaginer il y
a quelques siècles, il y a deux mille ans, il y a trois mille ans.
Sous la pluie battante le car dépose les touristes au bas d’une rue en
pente où tout le monde se dirige. Deux possibilités, trottoir de gauche,
trottoir de droite, le milieu de la rue est interdit par deux rangées de
barrière et occupée par des uniformes que le touriste rencontre pour la
première fois, ceux de la police palestinienne (apparemment pas de soldats
israéliens, ici, ce soir). Qu’est-ce qu’un État ? sinon, avant tout une
police. Moins disciplinée, moins assurée que l’armée israélienne. Ils parlent à
la foule qui les apostrophe ; ils rient ou ils s’énervent ; ils
cherchent à montrer leur autorité, mais ils baissent vite les bras dès qu’un
individu ou une famille entière réussissent à franchir les barrières et passer
d’un trottoir à l’autre. Des touristes de toutes les nationalités et des Arabes
de la ville ou des environs venus en famille. Une atmosphère de fête. Des
camelots vendent des keffiehs de bédouins à des prix faramineux qu’ils
s’empressent de diviser par deux ou trois dès que l’acheteur éventuel hésite.
Objets touristiques, peut-être, mais bien faits car ils sentent très fort la
chèvre.
En haut ceux qui ont pris le trottoir de droite arrivent place Manger,
ceux de gauche sur une placette qui donne sur le flanc de la basilique de la
Nativité où en rangs serrés une foule cosmopolite patiente sous les parapluies.
Le touriste décide d’aller au « Champ des bergers » (un nom qui
résonne de signification) où est prévue une cérémonie en plein air. Quelqu’un
lui dit : « Par là, tout droit, un kilomètre. » Après deux kilomètres
de marche sous les trombes d’eau dans une banlieue triste, quelqu’un d’autre
lui dit : « Par là, tout droit, un kilomètre et demi. » Il renonce,
demi-tour, retour sous les trombes d’eau. Entre deux bâtiments de bétons, en
contrebas un vaste champ d’oliviers qui se perd dans la nuit.
De retour au centre-ville la placette est vide mais les policiers
palestiniens, irascibles cette fois, demandent les laissez-passer pour entrer
dans la basilique. Seuls quelques privilégiés en profitent. Après un long
détour à cause des barrières, le touriste rejoint la place Manger, la place
centrale de Bethléem. À droite la mosquée Omar ibn al-Khatab, au fond l’hôtel
de ville qui souhaite en plusieurs langues la bienvenue à Yasser Arafat. À
gauche la façade orientale aveugle de la basilique de la Nativité est
entièrement cachée par un immense podium. Il est onze heures trente du soir.
Toute la place est emplie d’une foule immense plutôt jeune qui écoute une
chanteuse de rock qui crie : « Say Yeah ! », et le public en écho répond
: « Yeah! »
Plus loin, dans une ruelle adjacente, entre deux ondées,
à la chapelle de la Grotte du lait, un moine franciscain raconte à travers les
grilles en italien à un jeune couple espagnol que l’année passée une jeune
femme qui ne pouvait pas avoir d’enfants était venue prier à la chapelle et
qu’elle venait d’accoucher de jumeaux. Sur la place la chanteuse de rock est
toujours pleine d’énergie : « Peace and freedom, Yeah !» Les
spectateurs semble y trouver leur bonheur. Des groupes chahutent en sirotant
des coca-colas. À chaque averse, les mères cherchent à protéger au mieux leurs
bambins ensommeillés dans les poussettes. Au-delà de la place, rue Paul VI, on
a installé un dispositif vidéo avec écran géant qui retransmet en direct la
cérémonie qui a lieu à l’intérieur de la basilique. Moins d’une dizaine de
badauds jettent un œil indifférent, en passant. Les rites religieux
s’enracinent dans le réel, ils ne sauraient tolérer le virtuel.
À minuit moins cinq, quand le touriste revient sur la place, il croit
avoir une hallucination : la chanteuse de rock a disparu, elle a laissé
place à une chorale dont les membres bien alignées, raides dans leurs costume
sobres, chantent du Haendel.
À minuit et demi à Bethléem, mille neuf cent quatre-vingt-dix-neuf
années après la naissance du Christ, une centaine de touristes en déshérence
attendent dans le plus grand, le plus laid, le plus bétonné parking de la ville
le car qui les ramènera à leur hôtel. Une petite Guatémaltèque toute ronde qui
vit aux États-Unis, dépitée, n’arrête pas de répéter dans un anglais à l’accent
invraisemblable que l’année prochaine elle ira assister à la messe dans sa
paroisse, Saint-Patrick, New York City. De minute en minute des cars arrivent,
vrombissant, qui ramassent les Japonais, puis les Russes, etc. Mais le car pour
lequel le touriste avait payé son retour n’est jamais revenu. Sous la pluie
battante les touristes naufragés ont dû négocier des places dans les taxis
collectifs pour revenir à Jérusalem.
Au cœur de la nuit, la vieille ville de Jérusalem est étrangement vide,
on peut méditer dans le grand silence sur les vieilles pierres à la recherche
de tous les fantômes du passé.
Le lendemain matin 25 décembre le ciel est d’un bleu immaculé. À
nouveau place de Damas. Aucun taxi n’accepte d’aller à Jéricho pour moins de 100
shekels. Personne ne semble aller à Jéricho, « plus vieille ville du
monde », trop petite bourgade peut-être (7 000 habitants). Le
touriste choisit Hébron (70 000 habitants). Il fait le parcours pour 7
shekels coincé au milieu d’enfants curieux et de femmes voilées muettes. Avec
le conducteur bougon et qui conduit trop vite, la conversation est difficile
(« I just speak hebraic and arabic », bilinguisme qui donne à penser).
Une voie rapide traverse un paysage désertique de collines aux terrasses plus
ou moins abandonnées. Au sommet de l’une d’elle, en territoire palestinien, un
groupe bardé de drapeaux israéliens procède à une cérémonie mystérieuse. Avant
Hébron de nombreuses pancartes ne manquent pas de signaler les colonies juives
qui cernent la ville.
Centre d’Hébron, 10 000 habitants arabes, 500 Israéliens retranchés
rue David, au cœur de la vieille ville. Hébron, ce matin-là, est très animé.
Dans des rues commerçantes banales, parmi les embouteillages, la foule déambule
au grand soleil. Quasiment pas de touristes. Des enfants conduisent des
carrioles à chevaux. Un vieux passe sur son âne, les jambes ballantes. Un jeune
pédale à toute vitesse en zigzagant sur un mountain bike (c’est écrit dessus).
Les charrettes des quatre saisons proposent des petits pains ou du thé. Un pneu
traîne par terre attaché à l’arrière de celles-ci de façon à ce que leur
conducteur freine dans les descentes en sautant à pieds joints dessus. Certains
poussent des chariots de supermarché recyclés.
L’immense souk d’Hébron est
magnifique à la fois par la couleur locale qui plaît au touriste naïf et par
son humanité chaleureuse. Rien pour les touristes, tout pour la vie quotidienne.
Quartier de viandes de chameau suspendus, pâtisseries, épices, légumes et fruits,
dentifrices et matériels de cuisine, tissus vêtements, chaussures, disques
libanais piratés. Les emballages des produits de la vie courante sont rédigés
en hébreu ou en anglais. On paie en shekels.
Parallèle au souk une portion de la rue David est barrée par des blocs
de béton et des soldats israéliens en armes. Personne n’y passe sauf
curieusement quelques femmes voilées, seules.
Vers le monument dédié à Aaron Gross, la rue David devient une large
avenue bordée, d’un côté, du cimetière où, assis sur les tombes, des hommes viennent
se cacher pour fumer (ce qui est impossible en ville en cette période de ramadan),
de l’autre côté, l’une des extrémités du souk.
Et puis et puis… Des petits groupes de cinq ou six jeunes juifs
marchent rapidement, bien habillés, certains en chemise blanche (il fait
chaud), pour aller à la synagogue (c’est le jour du shabbat). Un membre de
chacun de ces groupes tient un fusil mitrailleur. Dans un renfoncement sur un
grand bâtiment refait à neuf une pancarte en hébreu et en anglais (pas en
arabe) : « This market was built on jewish property stolen by Arabs
after the 1929 massacre. » À cet endroit le souk est à ciel ouvert autour
d’une construction à un étage aux portes et fenêtres condamnés qui domine
celui-ci. Sur le toit plat cerné de barbelés de cette construction les soldats
israéliens dominent tout le souk et surveillent la population d’Hébron.
Le touriste n’a que des vues partielles. Son regard est partial, il ne
doit pas juger. Il doit savoir qu’il ne voit que quelques apparences dont il ne
saura extraire que peu de petites vérités déformées. Surtout quand la ville, la
plus intéressante du monde, est inextricable, insondable. Chaque formulation
émise est schématique, peut être approfondie et contredite par une autre. Un
détail qui semble clair en cache de multiples qui le nuancent et mènent vers
d’autres pistes, et ainsi à l’infini.
Des remparts au-delà de la vieille ville vers l’est on aperçoit une
colline pelée, chaos géologique. Ces pierres blanches sont des tombes. Cette
colline est le plus vieux cimetière juif du monde. Et cette colline s’appelle
Jardin des Oliviers.
Errer aux bords des tombes et entendre deux silhouettes dans l’ombre
parler tout bas d’amour en français procure un de ces petits plaisirs secrets
que recèlent les voyages. Les juifs posent des pierres sur les tombes. c’est
plus simples que les fleurs, il n’y a qu’à se baisser pour les ramasser, et
c’est un acte de mémoire qui dure plus longtemps que les fleurs qui se fanent.
Du Jardin des Oliviers on découvre toute la ville illuminée des feux du
couchant (nous sommes à l’est et le soleil est au-delà faisant du rougeoiement
du ciel la toile de fond) et des projecteurs qui éclairent les remparts, les
dômes musulmans, les clochers chrétiens. La splendide mosquée d’Omar s’en
détache, ce dôme du Rocher, bleu et or, seul morceau d’architecture pure de
Jérusalem. Les autres monuments ont été bâtis, détruits, rebâtis, adjoints
d’appendices variés, au cours de tant de siècles, restaurés aux dix-neuvième et vingtième siècles, qu’ils ont tous
des aspects hétéroclites qui font une part de leur beauté et de leur charme
mais où il est si difficile de lire leur projet architectural. Contrairement à
la vue connue des cartes postales et des livres d’art, qui fausse la
perspective, il ne domine pas la ville. Sa masse n’écrase pas ce qui l’entoure.
De beaucoup de points de vue sur celle-ci il reste invisible et, par exemple,
la colline des quartiers musulmans, au nord de la vieille ville, avec ses
modestes bâtisses est plus élevé que lui.
Du Jardin des Oliviers, on entend les bruits de Jérusalem. Les chants
du muezzin diffusés par les haut-parleurs, le marmonnements des prières juives
si le vent porte, les klaxons des autocars de touristes et des taxis collectifs
arabes, dont la noria est incessante sur le boulevard circulaire qui cerne la
vieille ville, des détonations qui ne sont que des pétards et des feux
d’artifice individuels, les cloches des églises, et surtout les sirènes
d’alarmes des ambulances et, sur d’autres notes, avec un autre rythme, celle
des voitures de la police israélienne.
Des croix se dressent dans la nuit formés de rubans d’ampoules
électriques rouges. Haut-parleurs, ampoules ; le point concret, commun,
que l’on appréhende immédiatement entre les religions, c’est l’électricité.
Du Jardin, par une étroite ruelle qui grimpe entre deux murs, on
rejoint une route où circulent quelques automobiles qui mène à un modeste
quartier d’habitation. Un Arabe indique au touriste désorienté un trou noir par
où l’on peut rejoindre la vallée de Josaphat (où nous nous retrouverons tous au
Jugement dernier), et celui-ci s’enfonce dans un chemin creux pierreux, très
irrégulier et très pentu. Le touriste ne fait que trébucher dans la nuit noire
jusqu’à ce qu’il découvre, alors qu’il longe sur sa gauche le haut mur de ce
qui doit être le parc de l’église russe de Sainte-Marie-Madeleine, sur sa
droite ce petit miracle, cent fois découvert par tous mais qu’il croit être le
premier à voir, peut-être protégé exprès par l’autorité suprême des affaires
touristiques. Dans la solitude, dans le complet silence si ce n’est la
lointaine rumeur de la ville, un champ d’olivier qu’il décrète immédiatement
être l’emplacement intact du Jardin des Oliviers (Gethsémani).
Lorsqu’on visite une ville il est recommandé de l’aborder par son
point le plus élevé. Réflexe de géographe, mieux qu’une carte ou alors ce qui
serait la plus belles des cartes, pour comprendre la topographie, les
directions, l’emplacement global des grandes masses, les distances. Savoir où
l’on est, en quel point du monde. Ça peut être le clocher du Saint-Sépulcre
(fermé), les toits (fermés), le clocher de Saint-Jean-Baptiste (fermé), ce sera
les remparts.
Le touriste croise sur les plus de trois kilomètres de remparts
ouverts au public, en trois heures matinales, cinq personnes. Où sont les
touristes ? Les guides ne l’indiquent-ils pas assez bien, est-ce parce que
c’était réputé être « dangereux » il y a quelques années. Ici,
aujourd’hui 24 décembre 1999, les touristes ont plutôt pour nom celui presque
synonyme de pèlerin, donc ont d’autres préoccupations que les paysages.
Les remparts sont fort intéressants. À l’intérieur des remparts, les
toits de la ville, les écoles souvent maternelles ou pour petites classes de
diverses langues et diverses religions, des jardins secrets. Une jeune fille
révise consciencieusement ses leçons sur une table de jardin de plastique
blanc ; derrière elle, au-delà d’un vieux mur, un jardin abandonné, les
feuilles jaunes d’une vigne, des arbustes morts, des buissons luxuriants. Des
terrains de football, des parkings, des petits carrés d’herbe, qui, proches des
remparts, sont jonchés de bouteilles de coca-cola. Le touriste ne sait bien
voir que ce qu’il connaît, il regarde à peine l’arbre qui, comme il est citadin
et vit loin de la Méditerranée, lui est inconnu, mais lesdites bouteilles font
partie de son paysage familier. A-t-il voyagé pour voir ce qu’il connaît
déjà ? À l’intérieur des remparts, il y a surtout le bric-à-brac des
bâtiments humains, grandes institutions religieuses, bâtisses pour la plupart
des deux derniers siècles ou maintes fois restaurés, logements où vivent les
habitants plus ou moins pauvres, plus ou moins riches. À l’extérieur des
remparts, la ville moderne, bétons et parcs arborés, macadam automobile et,
dans le lointain, les innombrables résidences récentes, dans l’encore plus
lointain, bleuté, à travers des trouées entre les immeubles qui barrent la
perspective, ce qu’on devine être le désert. On plisse les yeux pour voir, pour
imaginer ; là-bas, vers le sud-est, il y a Massada. Des remparts on
comprend que, par-delà toutes ces religions, celles qui dominent sont, à
l’intérieur, celle des pratiquants de la télévision, qui se signalent sans
vergogne par leurs antennes, à l’extérieur celle des sectateurs de
l’automobile. En ce sens, Jérusalem est une ville comme les autres et une ville
de notre temps, Rien à faire, n’en déplaise à certains groupes qui résident (et
résistent, c’est peut-être tout à leur honneur) à l’intérieur, ou à
l’extérieur.
Lorsqu’il pénètre à l’intérieur de la vieille ville le touriste se
retrouve en terrain de connaissance, il y a, adapté pour lui, un faux vrai souk
qui envahit la rue David, qui ne vit guère que pour lui. Cette ville lui semble
une des plus sûres du monde, qu’il se promène dans la plus perdue, la plus
isolée, la plus éloignée des ruelles sombres pendant la nuit la plus noire, il
sait qu’il croisera à l’angle de celle-ci deux soldats israéliens en faction.
Jérusalem est pétrie (ou infestée, comme on voudra) de religions. Comme s’il
n’y avait plus de politique. Les seules actions et réactions ne seraient que de
politiques religieuses. Mais avec beaucoup d’économie, c’est-à-dire de
propriété privée. Quelle est la part de la surface de la vieille ville de
Jérusalem qui n’est pas dédiée aux immenses institutions si diverses (lieux de
culte, écoles, patriarcats, fondations, jardins, bibliothèques). Ceints de
hauts murs, le touriste n’en voit que ce qu’on veut bien lui montrer. Le
quartier arménien n’est qu’une immense terra incognita auquel il n’a pas accès.
Combien de cérémonies secrètes, combien d’anachorètes qui prient inlassablement,
invisibles, tout proches et très lointains, immergés au milieu du chaos et
sourds aux rumeurs, détachés du monde, au centre du monde.
Le quartier juif, détruit lors de la guerre de 1948, reconstruit à
neuf après la reconquête de 1967, est tiré au cordeau. Ce n’est pas pour rien
que l’artère principale a conservé son nom latin de cardo. Peu de vie ou plutôt
une vie calme réglée, des bâtiments non pas laids mais trop neufs, peu
d’enfants, peu de femmes. Si vous croisez un homme en noir avec son pantalon
étroit trop court qui, raide comme la justice, marche à grandes enjambées avec
ses papillotes et ses paperoles qui volent, suivez-le, il vous emmènera au Mur.
De l’esplanade éclairée par les projecteurs dans la nuit, le petit touriste est
fort impressionné, quoi qu’il en pense, et il ne sait pas ce qu’il en pense, il
est fasciné. Mur des murmures, des prières marmonnées. Un autre mur
perpendiculaire au premier auquel il est plus difficile d’adhérer, fait de ces
tôles provisoires qu’on utilise dans les travaux publics pour cacher au public
les chantiers de construction, sépare les hommes des femmes. Après 1967 on a
détruit un quartier d’habitations pour dégager l’esplanade.
Le prolongement du cardo s’appelle Souq Khan al Zeit, c’est une des
artères principales du quartier musulman, trois pas et tout change (souvent au
détour d’une rue on change d’univers). Le souk y est un vrai marché, vivant,
les étals et boutiques sont mêlés, qui vendent des babioles pour touristes, qui
vendent les marchandises destinées à la vie quotidienne des habitants (épices,
vêtements, produits de beauté, cassettes vidéo pirates, etc.). Les enfants
jouent, courent, chahutent, rient. Des femmes voilées regardent avec
coquetterie des habits de bon goût accompagnée de leur fille ou de leur jeune
sœur habillée à l’européenne. Trois sortes de femmes, donc, à Jérusalem. Les
femmes voilées, voilées de toutes les religions, nulle n’est en reste. Des
Arabes chrétiennes, les Éthiopiennes chrétiennes sont voilées. Les toutes
jeunes soldates israéliennes, le képi glissé dans l’épaulette, uniforme d’un
kaki tirant vers un jaune clair plus agréable que le vert grisâtre de la
plupart des armées du monde. Et les autres.
Au Saint-Sépulcre une jeune Coréenne en jupe courte, agenouillée et le
corps étendu en avant à même la pierre récite le rosaire. On reconnaît le
rythme des deux phrases, et le nom : « Maria ». À la petite
chapelle des Éthiopiens une très vieille femme fripée comme une très vielle
pomme rabougrie entièrement enveloppée d’un tissu blanc, comme d’un suaire, se
prosterne à toucher terre. À la cathédrale Saint-Jacques la portière sous son
voile noir suit les chants arméniens où le touriste peu musicien peut trouver
des réminiscences avec des chants ruraux traditionnels crétois qu’il connaît bien,
ceux-ci ayant une lointaine ressemblance pour une oreille peu avertie avec tel
ou tel chant des maquisards communistes grecs.
Le voile, le touriste s’y fait, il l’accepte très bien ; au bout
de quelques jours, il n’y fait plus attention. Il trouve même une pointe de
séduction dans ces sourires, ces visages ronds qui se détachent d’autant mieux.
Justement, c’est là la question, se fait-on vraiment toujours à tout, nous les
humains ? Le touriste ne se fait pas d’illusions. La question du voile,
est des plus simples, il n’y a pas à ergoter, elle vaut pour partout et pour
toutes les religions : Quelle est la part de liberté des êtres humains du
sexe féminin qui le portent ?
À Jérusalem, du boulevard du sultan Soliman, on accède par deux
escaliers symétriques à la porte de Damas. Du haut de ce qui paraît être un
théâtre à l’antique semi-circulaire, on domine la porte, qui occupe la scène
centrale de ce théâtre. Et c’est bien une scène de théâtre dont il s’agit. Le
24 décembre à huit heures du soir la porte percée dans les murailles de la
vieille ville est encombrée de piétons pressés, de triporteurs, petits camions,
charrettes à bras des vendeurs qui rangent leurs marchandises, qui cherchent à
pénétrer dans la ruelle étroite, laquelle, justement, sous la porte forme un
coude qui oblige le moindre de ces véhicules à faire plusieurs manœuvres. (En
revanche, quand une patrouille israélienne surgit, cela va très vite, les
passants s’écartent, les commerçants rangent promptement leurs cartons, leurs
étalages.) Sur les gradins de ce « théâtre », parmi les cageots
vides, les papiers gras, légumes et fruits avariés, des groupes de touristes
exténués après leurs déambulations de toute la journée se reposent, quelques
jeunes Arabes fument en groupe en chahutant ; parmi les cris et les
interpellations, les derniers camelots proposent à prix réduits des maïs
grillés ou un assortiment de ceintures, porte-monnaie, babioles diverses ;
un très jeune adolescent vend le cédérom piraté de l’encyclopédie de Bill Gates
pour vingt francs. En haut les chauffeurs de taxi collectifs haranguent avec de
grands gestes désordonnés les touristes : « Bethléem,
Bethléem », avec un accent tonique bien placé qu’un Parisien ne saurait
prononcer. Au-dessus, des lampions, peu religieux, plus destinés au Millenium
(millénaire) qu’à la fête de Noël ; parfois des pétards explosent, à
travers le bruit incessant des klaxons. Sur le boulevard un embouteillage
monstre.
Le long du trottoir se garent en double file ces taxis et nombre de
cars de tourisme, certains luxueux, qui ramassent leurs clients ou racolent
d’éventuels excursionnistes ou pèlerins de la dernière heure, dans un anglais approximatif
: « Jérusalem, vide ce soir, tout le monde à Bethléem, c’est là-bas que
cela se passe. » 7 shekels, c’est-à-dire 14 francs pour aller à Bethléem.
Tout ceci sous les courtes et violents averses qui ne cesseront pas de la
soirée.
De Jérusalem à Bethléem dix kilomètres de traversée de banlieue
(habitations, magasins, entrepôts et ateliers, panneaux publicitaires, terrains
vagues, larges avenues, feux tricolores). L’autocar passe sans que les
voyageurs s’en aperçoivent le point de contrôle israélien qui signale l’entrée
dans les territoires de l’autorité palestinienne. Le touriste a beau observer
les collines dans le lointain, les lumières dans la nuit, les croix de néon,
les minarets, il est difficile de fantasmer sur ce paysage, de l’imaginer il y
a quelques siècles, il y a deux mille ans, il y a trois mille ans.
Sous la pluie battante le car dépose les touristes au bas d’une rue en
pente où tout le monde se dirige. Deux possibilités, trottoir de gauche,
trottoir de droite, le milieu de la rue est interdit par deux rangées de
barrière et occupée par des uniformes que le touriste rencontre pour la
première fois, ceux de la police palestinienne (apparemment pas de soldats
israéliens, ici, ce soir). Qu’est-ce qu’un État ? sinon, avant tout une
police. Moins disciplinée, moins assurée que l’armée israélienne. Ils parlent à
la foule qui les apostrophe ; ils rient ou ils s’énervent ; ils
cherchent à montrer leur autorité, mais ils baissent vite les bras dès qu’un
individu ou une famille entière réussissent à franchir les barrières et passer
d’un trottoir à l’autre. Des touristes de toutes les nationalités et des Arabes
de la ville ou des environs venus en famille. Une atmosphère de fête. Des
camelots vendent des keffiehs de bédouins à des prix faramineux qu’ils
s’empressent de diviser par deux ou trois dès que l’acheteur éventuel hésite.
Objets touristiques, peut-être, mais bien faits car ils sentent très fort la
chèvre.
En haut ceux qui ont pris le trottoir de droite arrivent place Manger,
ceux de gauche sur une placette qui donne sur le flanc de la basilique de la
Nativité où en rangs serrés une foule cosmopolite patiente sous les parapluies.
Le touriste décide d’aller au « Champ des bergers » (un nom qui
résonne de signification) où est prévue une cérémonie en plein air. Quelqu’un
lui dit : « Par là, tout droit, un kilomètre. » Après deux kilomètres
de marche sous les trombes d’eau dans une banlieue triste, quelqu’un d’autre
lui dit : « Par là, tout droit, un kilomètre et demi. » Il renonce,
demi-tour, retour sous les trombes d’eau. Entre deux bâtiments de bétons, en
contrebas un vaste champ d’oliviers qui se perd dans la nuit.
De retour au centre-ville la placette est vide mais les policiers
palestiniens, irascibles cette fois, demandent les laissez-passer pour entrer
dans la basilique. Seuls quelques privilégiés en profitent. Après un long
détour à cause des barrières, le touriste rejoint la place Manger, la place
centrale de Bethléem. À droite la mosquée Omar ibn al-Khatab, au fond l’hôtel
de ville qui souhaite en plusieurs langues la bienvenue à Yasser Arafat. À
gauche la façade orientale aveugle de la basilique de la Nativité est
entièrement cachée par un immense podium. Il est onze heures trente du soir.
Toute la place est emplie d’une foule immense plutôt jeune qui écoute une
chanteuse de rock qui crie : « Say Yeah ! », et le public en écho répond
: « Yeah! »
Plus loin, dans une ruelle adjacente, entre deux ondées,
à la chapelle de la Grotte du lait, un moine franciscain raconte à travers les
grilles en italien à un jeune couple espagnol que l’année passée une jeune
femme qui ne pouvait pas avoir d’enfants était venue prier à la chapelle et
qu’elle venait d’accoucher de jumeaux. Sur la place la chanteuse de rock est
toujours pleine d’énergie : « Peace and freedom, Yeah !» Les
spectateurs semble y trouver leur bonheur. Des groupes chahutent en sirotant
des coca-colas. À chaque averse, les mères cherchent à protéger au mieux leurs
bambins ensommeillés dans les poussettes. Au-delà de la place, rue Paul VI, on
a installé un dispositif vidéo avec écran géant qui retransmet en direct la
cérémonie qui a lieu à l’intérieur de la basilique. Moins d’une dizaine de
badauds jettent un œil indifférent, en passant. Les rites religieux
s’enracinent dans le réel, ils ne sauraient tolérer le virtuel.
À minuit moins cinq, quand le touriste revient sur la place, il croit
avoir une hallucination : la chanteuse de rock a disparu, elle a laissé
place à une chorale dont les membres bien alignées, raides dans leurs costume
sobres, chantent du Haendel.
À minuit et demi à Bethléem, mille neuf cent quatre-vingt-dix-neuf
années après la naissance du Christ, une centaine de touristes en déshérence
attendent dans le plus grand, le plus laid, le plus bétonné parking de la ville
le car qui les ramènera à leur hôtel. Une petite Guatémaltèque toute ronde qui
vit aux États-Unis, dépitée, n’arrête pas de répéter dans un anglais à l’accent
invraisemblable que l’année prochaine elle ira assister à la messe dans sa
paroisse, Saint-Patrick, New York City. De minute en minute des cars arrivent,
vrombissant, qui ramassent les Japonais, puis les Russes, etc. Mais le car pour
lequel le touriste avait payé son retour n’est jamais revenu. Sous la pluie
battante les touristes naufragés ont dû négocier des places dans les taxis
collectifs pour revenir à Jérusalem.
Au cœur de la nuit, la vieille ville de Jérusalem est étrangement vide,
on peut méditer dans le grand silence sur les vieilles pierres à la recherche
de tous les fantômes du passé.
Le lendemain matin 25 décembre le ciel est d’un bleu immaculé. À
nouveau place de Damas. Aucun taxi n’accepte d’aller à Jéricho pour moins de 100
shekels. Personne ne semble aller à Jéricho, « plus vieille ville du
monde », trop petite bourgade peut-être (7 000 habitants). Le
touriste choisit Hébron (70 000 habitants). Il fait le parcours pour 7
shekels coincé au milieu d’enfants curieux et de femmes voilées muettes. Avec
le conducteur bougon et qui conduit trop vite, la conversation est difficile
(« I just speak hebraic and arabic », bilinguisme qui donne à penser).
Une voie rapide traverse un paysage désertique de collines aux terrasses plus
ou moins abandonnées. Au sommet de l’une d’elle, en territoire palestinien, un
groupe bardé de drapeaux israéliens procède à une cérémonie mystérieuse. Avant
Hébron de nombreuses pancartes ne manquent pas de signaler les colonies juives
qui cernent la ville.
Centre d’Hébron, 10 000 habitants arabes, 500 Israéliens retranchés
rue David, au cœur de la vieille ville. Hébron, ce matin-là, est très animé.
Dans des rues commerçantes banales, parmi les embouteillages, la foule déambule
au grand soleil. Quasiment pas de touristes. Des enfants conduisent des
carrioles à chevaux. Un vieux passe sur son âne, les jambes ballantes. Un jeune
pédale à toute vitesse en zigzagant sur un mountain bike (c’est écrit dessus).
Les charrettes des quatre saisons proposent des petits pains ou du thé. Un pneu
traîne par terre attaché à l’arrière de celles-ci de façon à ce que leur
conducteur freine dans les descentes en sautant à pieds joints dessus. Certains
poussent des chariots de supermarché recyclés.
L’immense souk d’Hébron est
magnifique à la fois par la couleur locale qui plaît au touriste naïf et par
son humanité chaleureuse. Rien pour les touristes, tout pour la vie quotidienne.
Quartier de viandes de chameau suspendus, pâtisseries, épices, légumes et fruits,
dentifrices et matériels de cuisine, tissus vêtements, chaussures, disques
libanais piratés. Les emballages des produits de la vie courante sont rédigés
en hébreu ou en anglais. On paie en shekels.
Parallèle au souk une portion de la rue David est barrée par des blocs
de béton et des soldats israéliens en armes. Personne n’y passe sauf
curieusement quelques femmes voilées, seules.
Vers le monument dédié à Aaron Gross, la rue David devient une large
avenue bordée, d’un côté, du cimetière où, assis sur les tombes, des hommes viennent
se cacher pour fumer (ce qui est impossible en ville en cette période de ramadan),
de l’autre côté, l’une des extrémités du souk.
Et puis et puis… Des petits groupes de cinq ou six jeunes juifs
marchent rapidement, bien habillés, certains en chemise blanche (il fait
chaud), pour aller à la synagogue (c’est le jour du shabbat). Un membre de
chacun de ces groupes tient un fusil mitrailleur. Dans un renfoncement sur un
grand bâtiment refait à neuf une pancarte en hébreu et en anglais (pas en
arabe) : « This market was built on jewish property stolen by Arabs
after the 1929 massacre. » À cet endroit le souk est à ciel ouvert autour
d’une construction à un étage aux portes et fenêtres condamnés qui domine
celui-ci. Sur le toit plat cerné de barbelés de cette construction les soldats
israéliens dominent tout le souk et surveillent la population d’Hébron.
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