mardi 1 avril 2014

Lundi 1er avril 2008



J’ai perdu le fil, je ne sais plus où j’en suis de ce maudit journal.
Charles après son retour de l’hôpital a été mieux, quelques jours. Il mangeait bien; il ouvrait les yeux. Puis cela s’est détérioré depuis deux semaines. Il est de plus en plus souvent la tête penchée, vers la gauche. Prostré. Je ne sais plus quelle nuit de la semaine Yvette l’a retrouvé baignant dans ses excréments jusqu’à la nuque. Yvette est restée toute la matinée pour nettoyer, aller à la pharmacie acheter des poudres pour atténuer la diarrhée; je ne suis rentrée, d’où ? que vers midi. Un autre soir, ou était-ce un matin, elle s’est fâchée après maman qui me dit: «C’est nous qui la payons, non mais!» Yvette est une Beauceronne fruste certes, elle n’est guère avenante, mais elle fait bien son travail. Mon frère qui ne voit la situation que quelques heures par quinzaine m’a appelé hier catastrophé. Il y a des jours un peu meilleur. Mais il n’empêche que d’ici peu, lorsque sa présence portera plus tort à maman qu’elle ne lui apportera d’avantages, dont celui de sa «présence», bien qu’il faille employer ce mot entre guillemets, nous devrons prendre des mesures. C’est-à-dire la maison de retraite médicalisée; en attendant demain revient le docteur (Le docteur D, qui s’en fiche, «il attend la mort», dit-il… et lui aussi semble-t-il pour être débarrasser d’un client inintéressant. Mais je suis injuste, il est arrivé au docteur D de le plaindre: «pauvre Charles, finir comme ça!»). Nous allons commander un lit médicalisé et une sorte d’appareil, genre instrument barbare, «de torture», me dit le médecin, dont j’ai oublié le nom, qui servira pour le soulever, Yvette n’y arrivant plus lorsqu’il est réduit à un poids mort. Il lui arrive aussi de tomber, et j’ai répété mille fois qu'il fallait qu'en mon absence maman ne s’avise pas d’essayer de le soulever toute seule. Toutes ces histoires laissent maman de glace. On n’abat pas un vieux chien malade, on s’en occupe, voilà ce qu’elle pense. Et s’il va en maison de retraire il n’aura que peu de visites. On peut toujours dire que c’est bien fait pour lui, qu’il n’a que ce qu’il mérite, que compte tenu de la considération qu’il a eu pour les êtres humains au cours de sa vie, il est logique, sinon juste qu’il meure seul. Peu le pleureront. Personne. Sauf moi, mais c’est parce que je suis un pleurnichard. Mon frère aussi à la larme facile, et le cœur sur la main. Charles devrait savoir que mon frère et moi, plus que maman, sommes désormais les deux seuls êtres humains pour qui il importe encore un peu.

Mercredi soir je fus au théâtre, une pièce dont j’ai oublié le nom, tiré du journal d’un homme de théâtre mort du Sida en 1995, dont on fait aujourd’hui grand cas : Lagarce. Il ne m’impressionne pas, sauf un passage où il est question de RC, un autre où il cite CM. De la bien-pensance contemporaine plus beaucoup de lieux communs, sans éclairs de génie.

Lecture des lettres échangées entre Tsvetaïeva et Rilke: là on est immergé d’un bout à l’autre dans le génie. Lecture de Passage de la ligne. comme d’habitude l’exposition est excellente, puis cela se gâte. Les intrigues sont faibles; elles ne commencent que page 150. Il s’agit d’une vie racontée à la première personne. Très différent de Malempin, bien que dans les deux romans ce soit Georges Simenon qui transparaît en maint passage. L’idée du «passage de la ligne» est très bien, dans sa présentation, les explications qu’il en donne, mais quand il nous raconte ensuite les faits, les «passages », c’est décevant: ah bon! ce n’est que ça ! Mais il faut lire autour de la page 53. Primo: c’est tout moi. Je brûle de le recopier. Deuxio: du remarquable réalisme social simenonien. Il n’emploie que deux ou trois fois dans le roman le mot «classe», il préfère utiliser les mots catégories et surtout «case», mais la vision lucide de la société est là dans son implacabilité, plus précise, et plus nuancée, peut-être qu’une description sociologique marxiste.

Samedi midi, déjeuner à l’endroit habituel avec Jean. Déjeuner avec lui, se rend-il compte que c’est un des mes rares moment de bonheur pur.

Nota: chercher le prix de l’immobilier à Florence.

Non seulement être nulle part, mais n’avoir plus de nom, n’avoir plus d’âge, non pas être sans âge, n’avoir plus d’âge, n’avoir aucun chiffre à donner, à dire, à retenir. Rappel du 19/02/72: «Je ne m’appelle pas.»

Maman et moi sommes des enfants perdus. On se débat comme on peut avec toutes nos faiblesses pour survivre face au monde qui est désormais trop fort pour nous. Voir au 24 février, et de nouveau dans Passage de la ligne comme quoi c’est récurrent dans son œuvre: «Qu’est-ce que je fais ici?»

Je suis chrétien pas madame Chenin, par François Mauriac et par Graham Greene, par Henry Miller, par Paul Claudel, par Bernanos, Hello, Bloy, Barbey, par Nietzsche, par frère Philippe de Saint-Benoît, par le Cayla, par la cathédrale de Royan et par celle de Chartres, par Saint-Savin et Chauvigny, par Élisabeth M et son père et sa mère, par Élisabeth Puichaud et par sa mère, par la lettre de sa mère, je suis chrétien par Jean. Non. Je suis chrétien par madame Chenin, François Mauriac, EP et Jean. Oui c’est cela. 

Tout le reste, va ! ce que le vent emportera… le temps plutôt…

François Mauriac: «Avec ma chance habituelle je vais mourir quand ce monde deviendra inhabitable.» Et il n’a rien vu de ces quarante dernières années! Mais l’homme s’adapte à toutes les situations. Moi je n’en puis plus de ce monde, mes enfants n’ont pas l’air si émus que cela, il leur convient même assez ce monde invivable. Les humains muteront.

Nous allons être saturés de commentaires ces prochaines semaines car nous célébrons le quarantième anniversaire, on ressort les mêmes potiches, réédition de vieux mémoires, et corrections des mémoires qui furent publiés pour le dixième, le vingtième, le trentième anniversaire, nouveaux mémoires aussi, et chose nouvelle, commentaires des enfants (Glucksmann, Linhart), il ne manquait plus que cela – mais c’était à prévoir.

Ce qui meut les révolutionnaires ce n’est pas l’amour des pauvres mais la haine des riches. Les pauvres, comme autrefois «le peuple» (ou «le Peuple»), comme abstraction. Quant aux riches, on le sait, ils sont mus par l’amour de leurs grands biens. Et les pauvres alors? qui s’en occupera ? Justement, et tout le malheur des pauvres vient de là, et la démocratie représentative en est la grande cause, on parle pour eux, les bonnes âmes de gauche, les pauvres ne parlent pas, ils n’ont pas droit à la parole. J’entends comme un chuchotement: mais les pauvres ne savent pas parler, mais les pauvres sont bêtes, et quand on les lâchent méchants (voir les pillages des propriétés dans les souvenirs de Sayn-Wittgenstein, Nabokov, etc.). (Ce que je viens d’écrire n’est pas ce que je pense mais quelque hypothèse qui se pense.) Vaclav Havel disait le pouvoir des sans-pouvoirs, moi je suis pour le moins de pouvoir possible sur n’importe quel être humain, pour tout être humain, sauf sur lui-même, pouvoir qu’on nomme liberté individuelle. Moi je suis pour que la liberté des uns s’arrête là où commence celle des autres, donc pour que la liberté économique des uns s’arrête là où commence la liberté économique des autres. Ah! Et les modalités pratiques! Ah!

[…]
La plupart des humains désormais sur cette terre ne savent littéralement plus où ils en sont, où ils sont, ni comment vivre. La mère de F pleurait en lui apprenant la nouvelle au téléphone, comme une gamine, qu’elle est: «je ne l’ai pas fait exprès, je n’ai pas voulu cela».

Jean-Sébastien Bach, Marina Tsvetaïeva, Rainer Maria Rilke, sublime constant. On ne peut être toujours dans ce sublime-là, on n’y est jamais, quand on les écoute on se contente d’essayer de suivre, on capte une seconde, puis on lâche prise, on se retrouve tout petit, tout seul avec la médiocrité de nos petits moi, et ces êtres-là nous désespèrent. L’exquis est déjà difficile pour nous autres pauvres petits hommes, pauvres misérables êtres communs, pauvres hommes ordinaires. L’être humain, nous, moi, EP, cependant, c’est à cela que nous sommes appelés.


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