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25 septembre 2013
André Markowicz, qui nous
présente cette lettre dans sa version intégrale, est l’un des plus grands
traducteurs et spécialistes de la littérature russe. Il y a deux ans, Dominique
Conil rendait compte dans Mediapart de son dernier livre : Le Soleil
d’Alexandre, une extraordinaire
anthologie de la poésie romantique russe et le roman d’une génération brisée
par la répression. « André Markowicz, auteur de traductions,
illumine la littérature russe », écrivait Dominique Conil.
« Il faut
lire » la lettre de Nadedja
Tolokonnikova, nous dit aujourd’hui André Markowicz.
Nous le remercions
vivement, ainsi que Marie N. Pane, de nous avoir transmis ce texte dans sa
version intégrale et une traduction révisée par rapport à d’autres versions
françaises dont des extraits ont pu être publiés.
Le 23 septembre, Nadedja
Tolokonnikova, l’une des jeunes femmes du groupe Pussy Riot, a entamé une grève
de la faim pour protester contre les terribles conditions de détention dans le
camp de Mordovie où elle a été envoyée pour deux ans. Juste avant, via son
avocat, elle a fait passer un texte.
J’ai lu ce texte en russe
– et j’ai été saisi. Saisi par les conditions de vie des prisonnières. Saisi
par la description du système de répression en tant que tel. Saisi aussi par la
grandeur de la personne qui écrit cela. La langue de Nadejda Tolokonnikova est
une langue russe d’une pureté, d’une force, d’une précision qui s’illuminent de
la grande tradition humaniste de la Russie – de cette tradition qui fait
que la Russie, quelles que soient les horreurs de son histoire, est source de
lumière – la tradition de la « Maison morte » de Dostoïevski, celle de Herzen, celle de
Tchekhov, et celle de tous les écrivains du Goulag. Un souci de la précision,
une précision impitoyable, et le sentiment constant d’être non pas
« responsable » pour les autres, mais lié aux autres, d’une façon
indissociable. C’est cette tradition qui fait dire à Anna Akhmatova, dans son
exergue de Requiem : « J’étais
alors avec mon peuple Là où mon peuple, par malheur, était. »
Nadejda Tolokonnikova
parle pour elle-même, et parlant pour elle-même, elle parle avec les autres
– elle parle pour nous, et nous donne confiance. Il faut lire ce texte. Il
faut le lire.
André Markowicz
***
Ce lundi 23 septembre,
j’entame une grève de la faim. C’est une méthode extrême, mais je suis
absolument certaine que, dans la situation où je me trouve, c’est la seule
solution.
La direction de la colonie
pénitentiaire refuse de m’entendre. Mais je ne renoncerai pas à mes
revendications, je n’ai pas l’intention de rester sans rien dire et de regarder
sans protester les gens tomber d’épuisement, réduits en esclavage par les
conditions de vie qui règnent dans la colonie. J’exige le respect des droits de
l’homme dans la colonie, j’exige le respect des lois dans ce camp de Mordovie.
J’exige que nous soyons traitées comme des êtres humains et non comme des
esclaves.
Voici un an que je suis
arrivée à la colonie pénitentiaire n°14 du village de Parts. Les détenues le
disent bien — « Qui n’a
pas connu les camps de Mordovie n’a pas connu les camps tout court». Les camps de Mordovie, j’en avais entendu parler
alors que j’étais encore en préventive à la prison n°6 de Moscou. C’est là que
le règlement est le plus sévère, les journées de travail les plus longues, et
l’arbitraire le plus criant. Quand vous partez pour la Mordovie, on vous fait
des adieux comme si vous partiez au supplice. Jusqu’au dernier moment chacune
espère – « peut-être, quand même, ce ne sera pas la Mordovie ? Peut-être que j’y
échapperai ? » Je n’y ai pas échappé, et à l’automne 2012 je
suis arrivée dans cette région de camps sur les bords du fleuve Parts.
La Mordovie m’a accueillie
par la voix du vice-directeur en chef du camp, le lieutenant-colonel
Kouprianov, qui exerce de fait le commandement dans la colonie n°14 :
« Et sachez que sur le plan
politique, je suis un staliniste.»
L’autre chef (ils dirigent la colonie en tandem), le colonel Koulaguine, m’a
convoquée le premier jour pour un entretien dont le but était de me contraindre
à reconnaître ma faute. « Il vous est arrivé un malheur. C’est vrai,
non? On vous a donné deux ans de camp. D’habitude, quand il leur arrive un
malheur, les gens
changent leur point de vue sur la vie. Vous devez vous reconnaître coupable
pour avoir droit à une libération anticipée. Si vous ne le faites pas, il n’y
aura pas de remise de peine. »
J’ai tout de suite déclaré
au directeur que je n’avais l’intention d’effectuer que les huit heures de
travail quotidiennes prévues par le Code du Travail. « Le Code du
Travail, c’est une chose, mais l’essentiel, c’est de remplir les quotas de production. Si vous ne les
remplissez pas, vous faites des heures supplémentaires. Et puis, on en a maté
des plus coriaces que vous, ici ! », m’a répondu le colonel Koulaguine.
Toute ma brigade à
l’atelier de couture travaille entre 16 et 17 heures par jour. De 7.30 à minuit
et demie. Dans le meilleur des cas, il reste quatre heures de sommeil. Nous
avons un jour de congé toutes les six semaines. Presque tous les dimanches sont
travaillés. Les détenues déposent des demandes de dérogation pour travailler
les jours fériés, « de leur propre initiative », selon la formule
employée. En réalité, bien entendu, c’est tout sauf leur initiative, ces
demandes de dérogation sont écrites sur l’ordre de la direction du camp et sous
la pression des détenues qui relaient la volonté de l’administration.
Personne n’ose désobéir
(refuser d’écrire une demande d’autorisation à travailler le dimanche, ne pas
travailler jusqu’à une heure du matin). Une femme de 50 ans avait demandé à
rejoindre les bâtiments d’habitation à 20 heures au lieu de minuit, pour
pouvoir se coucher à 22h et dormir huit heures ne serait-ce qu’une fois par semaine.
Elle se sentait mal, elle avait des problèmes de tension. En réponse, il y a eu
une réunion de notre unité où on lui a fait la leçon, on l’a insultée et
humiliée, on l’a traitée de parasite. « Tu crois que tu es la seule à
avoir sommeil? Il faudrait t’atteler à une charrue, grosse jument ! » Quand le médecin dispense de travail une
des femmes de la brigade, là encore, les autres lui tombent dessus : « Moi je suis bien allée coudre avec 40
degrés de température ! Tu y as pensé, à qui allait devoir faire le travail à ta
place ? »
A mon arrivée, j’ai été
accueillie dans ma brigade par une détenue qui touchait à la fin de ses
neuf ans de camp. Elle m’a dit : « Les matons ne vont pas oser te
mettre la pression. C’est les taulardes qui le feront pour eux.» Et en effet, le règlement est pensé de telle façon
que ce sont les détenues qui occupent les fonctions de chef d’équipe ou de
responsable d’unité qui sont chargées de briser la volonté des filles, de les
terroriser et de les transformer en esclaves muettes.
Pour maintenir la
discipline et l’obéissance dans le camp, il existe tout un système de punitions
informelles: « rester dans la cour jusqu’à l’extinction des feux »
(interdiction d’entrer dans les baraquements, que ce soit l’automne ou même l’hiver –
dans l’unité n°2, celle des handicapées et des retraitées, il y a une femme à
qui on a amputé un pied et tous les doigts des mains : on l’avait forcée à
passer une journée entière dans la cour — ses pieds et ses mains
avaient gelés), « barrer l’accès à l’hygiène » (interdiction de se
laver et d’aller aux toilettes), « barrer l’accès au cellier et à la
cafétéria » (interdiction de manger sa propre nourriture, de boire des
boissons chaudes). C’est à rire et à pleurer quand une femme de 40 ans déclare
« Allons bon, on est punies aujourd’hui ! Est-ce qu’ils vont nous
punir demain aussi, je me
demande ? » Elle ne peut
pas sortir de l’atelier pour faire pipi, elle ne peut pas prendre un bonbon
dans son sac. Interdit.
Obsédée par le sommeil,
rêvant juste d’une gorgée de thé, la prisonnière exténuée, harcelée, sale
devient un matériau docile à la merci de l’administration, qui ne voit en nous
qu’une main-d’œuvre gratuite. En juin 2013, mon salaire était de 29 roubles
(moins d’un euro !). Alors que la brigade produisait 150 uniformes de
policier par jour. Où passe le produit de la vente de ces uniformes?
A plusieurs reprises, le
camp a touché des subsides pour changer complètement les équipements. Mais la
direction s’est contentée de faire repeindre les machines à coudre
par les détenues elles-mêmes. Nous devons coudre sur des machines obsolètes et
délabrées. D’après le Code du Travail, si l’état des équipements ne correspond
pas aux normes industrielles contemporaines, les quotas de production doivent
être revus à la baisse par rapport aux quotas-type du secteur. Mais les quotas
de production ne font qu’augmenter. Par à-coup et sans prévenir.
« Si on leur montre
qu’on peut faire 100 uniformes, ils vont placer la barre à 120 ! »,
disent les ouvrières expérimentées. Or, on ne peut pas ne pas les faire – sinon
toute l’équipe sera punie, toute la brigade. Elle sera obligée, par exemple, de
rester plusieurs heures debout sur la place d’armes. Avec interdiction d’aller
aux toilettes. Avec interdiction de boire une gorgée d’eau.
Voici deux semaines, le
quota de production pour toutes les brigades de la colonie pénitentiaire a été
arbitrairement augmenté de 50 unités. Si avant la norme était de 100 uniformes
par jour, maintenant elle est de 150. D’après le Code du Travail, les
travailleurs doivent être prévenus des changements de quotas de production au
moins deux mois à l’avance. Dans la colonie n°14, nous nous réveillons un beau
jour avec un nouveau quota, parce que c’est venu à l’idée de nos
« marchands de sueur », c’est comme ça que les détenues ont surnommé
la colonie. L’effectif de la brigade baisse (certaines sont libérées ou
changent de camp), mais les quotas de production augmentent, et celles qui
restent travaillent de plus en plus dur.
Les mécaniciens nous
disent qu’ils n’ont pas les pièces détachées nécessaires aux réparations, et
qu’il ne faut pas compter dessus : « Quand est-ce qu’on va les
recevoir ? Non mais tu te crois où pour poser des questions
pareilles ? C’est la Russie, ici, non ?! »
En quelques mois à la
fabrique de la colonie, j’ai pratiquement appris le métier de mécanicien. Par
force et sur le tas. Je me jetais sur les machines le tournevis à
la main, dans une tentative désespérée de les réparer. Tes mains ont beau être
couvertes de piqûres d’aiguilles, d’égratignures, il y a du sang partout sur la
table, mais tu essaies quand même de coudre. Parce que tu es un rouage de cette
chaîne de production, et, ta part de travail, il est indispensable que tu la
fasses aussi vite que les couturières expérimentées. Et cette fichue machine
qui tombe tout le temps en panne !
Comme tu es la nouvelle,
et vu le manque d’équipements de qualité au camp, c’est toi, bien sûr, qui te
retrouves avec le pire moteur de la chaîne. Et voilà que le moteur tombe de
nouveau en panne, tu te précipites à la recherche du mécanicien (qui est
introuvable), les autres te crient dessus, t’accusent de faire capoter le plan,
etc. Aucun apprentissage du métier de couturière n’est prévu dans la colonie.
On installe la nouvelle à son poste de travail et on lui donne une tâche.
« Tu ne serais pas
Tolokonnikova, ça fait longtemps qu’on t’aurait réglé ton compte » – disent les détenues qui sont en bons
termes avec l’administration. Et en effet, les autres prennent des coups. Quand
elles sont en retard dans leur travail. Les reins, le visage. Ce sont les
détenues elles-mêmes qui frappent, mais pas de passage à tabac dans la colonie
qui ne se produise sans l’aval de l’administration. Il y a un an, avant mon
arrivée, on a battu à mort une tsigane dans l’unité n°3 (l’unité n°3 est
l’unité punitive, c’est là que l’administration envoie celles qui doivent subir
des passages à tabac quotidiens). Elle est morte à l’infirmerie de la colonie
n°14. Qu’elle soit morte sous les coups, l’administration a réussi à le cacher :
ils ont inscrit comme cause du
décès une attaque cérébrale.
Dans une autre unité, les
nouvelles couturières, qui n’arrivaient pas à remplir la norme, ont été forcées
de se déshabiller et de travailler nues. Personne n’ose porter plainte auprès
de l’administration, parce que l’administration te répondra par un sourire et
te renverra dans ton unité, où, pour avoir « mouchardé », tu seras
rouée de coups sur ordre de cette même administration. Ce bizutage contrôlé est
un moyen pratique pour la direction de la colonie de soumettre complètement les
détenues à un régime de non-droit.
Il règne dans l’atelier
une atmosphère de nervosité toujours lourde de menaces. Les filles, en manque
constant de sommeil et perpétuellement stressées par cette course inhumaine à
la production, sont prêtes à exploser, à hurler, à se battre sous le moindre
prétexte. Il n’y a pas longtemps, une jeune fille a reçu un coup de ciseaux à
la tempe parce qu’elle n’avait pas fait passer un pantalon assez vite. Une
autre fois, une détenue a tenté de s’ouvrir le ventre avec une scie. On a
réussi à l’en empêcher.
Celles qui étaient à la
colonie n°14 en 2010, l’année des incendies (de forêt) et de la fumée,
racontent qu’alors que l’incendie se rapprochait des murs d’enceinte les
détenues continuaient de se rendre au travail et de remplir leur norme. On ne
voyait pas à deux mètres à cause de la fumée, mais les filles avaient attaché
des foulards humides autour de leur visage et continuaient de coudre. L’état
d’urgence faisaitqu’on ne les conduisait plus au réfectoire. Certaines femmes
m’ont raconté qu’elles avaient atrocement faim, et qu’elles tenaient un journal
pour noter toute l’horreur de ces journées. Une fois les incendies éteints, les
services de sécurité ont fouillé les baraquements de fond en comble et
confisqué tous ces journaux, afin que rien ne transparaisse à l’extérieur.
Les conditions sanitaires
à la colonie sont pensées pour que le détenu se sente comme un animal sale et
impuissant. Et bien qu’il y ait des sanitaires dans chaque unité,
l’administration a imaginé, dans un but punitif et pédagogique, un « local
sanitaire commun » : c’est à dire une pièce prévue pour 5 personnes,
où toute la colonie (800 personnes) doit venir se laver. Nous n’avons pas le
droit de nous laver dans les sanitaires de nos baraquements, ce serait trop
pratique !
Dans le « local
sanitaire commun », c’est la bousculade permanente, et les filles, armées
de bassines, essaient de laver au plus vite « leur nounou » (c’est
comme ça qu’on dit en Mordovie), quitte à se grimper les unes sur les autres. Nous avons le droit de
nous laver les cheveux une fois par semaine. Mais même cette « journée de
bain » est parfois annulée. La raison – une pompe qui a lâché, une
canalisation qui est bouchée. Il est arrivé qu’une unité ne puisse pas se laver
pendant deux ou trois semaines.
Quand un tuyau est bouché,
l’urine reflue depuis les sanitaires vers les dortoirs et les excréments
remontent par grappes. Nous avons appris à déboucher nous-mêmes les
canalisations, mais la réparation ne tient pas longtemps, elles se bouchent
encore et encore. Il n’y a pas de furet pour déboucher les tuyaux dans la
colonie. La lessive a lieu une fois par semaine. La buanderie, c’est une petite
pièce avec trois robinets d’où coule un mince filet d’eau froide.
Toujours dans un but
éducatif, il faut croire, on ne donne aux détenues que du pain dur, du lait
généreusement coupé d’eau, des céréales
toujours rances et des pommes de terres pourries. Cet été la colonie a reçu une
grosse livraison de tubercules noirâtres et gluants. Qu’on nous a fait manger.
On parlerait sans fin des
conditions de vie et de travail dans la colonie n°14. Mais le reproche
principal que je fais à cette colonie est d’un autre ordre. C’est que l’administration
emploie tout son possible pour empêcher que la moindre plainte, la moindre
déclaration concernant la colonie n°14 ne sorte de ses murs. Le plus grave,
c’est que la direction nous contraint au silence. Sans reculer devant les
moyens les plus bas et les plus vicieux. De ce problème découlent tous les
autres – les quotas de travail excessifs, la journée de travail de 16 heures
etc.
La direction se sent
invulnérable et n’hésite pas à opprimer toujours plus les détenues. Je
n’arrivais pas à comprendre les raisons pour lesquelles tout le monde se
taisait avant d’avoir à affronter moi-même la montagne d’obstacles qui se
dresse en face du détenu qui a décidé d’agir. Les plaintes ne peuvent pas
sortir du territoire de la colonie. La seule chance, c’est de faire passer sa
plainte par son avocat ou sa famille. L’administration, mesquine et rancunière,
emploie tous les moyens de pression pour que le détenu comprenne que sa plainte
n’arrangera rien pour personne. Elle ne fera que rendre les choses pires. La
direction a recours aux punitions collectives : tu te plains qu’il n’y ait
pas d’eau chaude ? On coupe l’eau complètement.
En mai 2013, mon avocat
Dmitri Dinze a déposé devant le Parquet Général une plainte visant les
conditions de vie dans la colonie n°14. Le lieutenant-colonel Kouprianov,
directeur-adjoint du camp, a aussitôt instauré des conditions intenables dans
le camp : fouilles et perquisitions à répétition, rapports sur toutes les
personnes en relation avec moi, confiscation des vêtements chauds et menace de
confisquer aussi les chaussures chaudes. Au travail, ils se sont vengés en
donnant des tâches de couture particulièrement complexes, en augmentant les
quotas de production et en créant artificiellement des défauts. La chef de la
brigade voisine de la mienne, qui est le bras droit du lieutenant-colonel
Kouprianov, incitait ouvertement les détenues à lacérer la production dont je
suis responsable à l’atelier, afin qu’on m’envoie au cachot pour
« dégradation de biens publics. » La même femme a ordonné à des
détenues de son unité de me provoquer à une rixe.
On peut tout supporter.
Tout ce qui ne concerne que soi-même.
Mais la méthode de responsabilité collective en vigueur dans la colonie a des
conséquences plus graves. Ce que tu fais, c’est toute ton unité, tout le camp
qui en souffre. Et le plus pervers – souffrent toutes celles qui te sont
devenues chères. Une de mes
amies a été privée de sa libération anticipée, libération qu’elle essayait
depuis sept ans de mériter par son travail, remplissant et dépassant même son
quota de production : elle a reçu un blâme parce que, elle et moi, nous
avons pris ensemble un verre de thé. Le jour même, le lieutenant-colonel
Kouprianov l’a transférée dans une autre unité.
Une autre de mes
connaissances, une femme très cultivée, a été envoyée dans l’unité punitive, où
elle est battue tous les jours, parce qu’elle a lu et commenté avec moi le
document intitulé « Règlement intérieur des centres pénitentiaires ». Des rapports ont été constitués sur toutes les
personnes qui sont en contact avec moi. Ce qui me faisait mal, c’était de voir
persécuter des femmes qui me sont proches. Le lieutenant-colonel Kouprianov m’a
dit alors en ricanant – « Il
ne doit plus te rester beaucoup d’amies ! ». Et il a expliqué que, tout cela, c’était à cause
de la plainte de mon avocat.
A présent je comprends que
j’aurais déjà dû déclarer ma grève de la faim dès le mois de mai, dans la
situation d’alors. Mais devant la pression terrible que l’administration
mettait sur les autres détenues, j’avais suspendu mes plaintes contre la
colonie.
Il y a trois semaines, le
30 août, j’ai adressé au lieutenant-colonel Kouprianov une requête pour qu’il
accorde à toutes les détenues de ma brigade 8 heures de sommeil. Il s’agissait
de réduire la journée de travail de 16 à 12 heures. « Très bien, à
partir de lundi la brigade ne va travailler que huit heures », a-t-il répondu. Je sais que c’est un piège
parce qu’en huit heures, il est physiquement impossible de remplir notre quota
de couture. Et du coup la brigade n’y arrivera pas et sera punie.
« Et si elles
apprennent que tout ça, c’est de ta faute, a continué le lieutenant-colonel, plus jamais tu ne te
sentiras mal, parce que, dans l’autre monde, on se sent toujours bien.» Le lieutenant-colonel a fait une pause et a
ajouté: « Dernière chose : ne demande jamais pour les autres.
Demande seulement pour toi. Ca fait des années que je travaille dans les camps,
et tous ceux qui viennent me demander quelque chose pour quelqu’un d’autre –
ils vont directement au cachot en sortant de mon bureau. Toi, tu seras la
première à qui ça n’arrivera pas. »
Les semaines qui ont
suivi, dans l’unité et à l’atelier, les conditions ont été insupportables pour
moi. Les détenues proches de l’administration ont commencé à inciter les autres
à la vengeance : « Voilà, vous êtes punies pour une semaine :
interdiction de prendre le thé et de manger en dehors du réfectoire,
suppression des pauses toilettes et cigarettes. A partir de maintenant, vous
serez punies tout le temps si vous ne changez pas de comportement envers les
nouvelles et Tolokonnikova en particulier — faites leur ce qu’on vous
a fait, à vous. On vous a bien cognées, non ? On vous a bien cassé la
gueule ? Eh bien, défoncez-les, elles aussi. Pour ça, personne ne vous
dira rien. »
Plus d’une fois on a
essayé de provoquer des conflits et des rixes avec moi, mais quel sens ça
aurait d’entrer en conflit avec des femmes qui ne sont pas libres de leurs
actes et agissent sur ordre de l’administration ?
Les détenues de Mordovie
ont peur de leur ombre. Elles sont terrorisées. Et si hier encore elles étaient
bien disposées à mon égard et imploraient « Fais quelque chose pour les
16 heures de travail ! »,
après la pression que la direction a fait peser sur moi, elles ont peur même de
m’adresser la parole.
J’ai proposé à
l’administration d’apaiser ce conflit, de mettre fin à la tension
artificiellement entretenue contre moi par les détenues soumises à
l’administration, ainsi qu’à l’esclavage de la colonie toute entière en
réduisant la journée de travail, et en ramenant le quota de production à la
norme prévue par la loi. Mais en réponse la pression est encore montée d’un
cran. C’est pourquoi, à partir de ce lundi 23 septembre, j’entame une grève de
la faim et je refuse de participer au travail d’esclave dans le camp, tant que
la direction ne respectera pas les lois et ne traitera pas les détenues non
plus comme du bétail offert à tous les arbitraires pour les besoins de la
production textile, mais comme des personnes humaines.
Remerciements à Marie
N. Pane pour sa traduction du russe.
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