Ça pourrait s’appeler J’aime marcher
la nuit, ou Loin, ou L’Aventure
c’est plus de mon âge.
Ça a mal commencé à Montparnasse,
mauvais présage, j’aurais dû me douter de la suite. Il ne faut pas manquer de
décrypter certains signes qui ne trompent pas. J’ai manqué de discernement, ou
d’ample vision, toute cette nuit. Et pourtant j’étais à l’heure, juste, pas à
courir pour sauter dans le dernier wagon, pas à trop attendre sur un des bancs
durs conçus pour que les clochards (et moi) ne s’y reposent pas. Malgré le
petit vin rouge du Pot au feu je devais être froid (non pas avoir froid, être
froid), il me fut impossible d’obtenir un billet sur les bornes Sncf où il faut
effleurer – ou écraser rageusement, c’est selon – l’écran qui réagit à la
chaleur humaine. Pas de billet, qu’à cela ne tienne, pas de scrupule non plus,
je monte dans le dernier train pour Chartres, minuit vingt-cinq. De prime abord
ce train me paraît bizarre: les banquettes ne sont pas les mêmes que d’habitude,
il est plein de noirs. Je n’ai rien contre les noirs, je sais même que
quelques-uns habitent Chartres, n’empêche, n’empêche, c’est louche. Ça m’a mis
la puce à l’oreille, fausse puce, qui n’aurait jamais dû y être. Le conducteur
du train annonce terminus La Verrière. Parce que les trains pour Chartres ne s’arrête
jamais à La Verrière, l’inquiétude, la sourde inquiétude comme on dit dans les
romans, commence à m’étreindre, et j’ai beau faire des efforts je n’arrive pas
à poursuivre ma lecture, champêtre et printanière, de Maurice de Guérin. À
Versailles Chantiers, dernière station avant la province, avant le désert,
avant la nuit, avant l’inconnu, gare qui m’est un peu trop familière (mais c’est
une autre histoire), je décide de voir de quoi exactement il en retourne en
descendant sur le quai. L’on sait qu’à ces heures ultimes les conducteurs de
trains sont pressés de rejoindre leur home, c’est
humain. À peine ai-je mis le pied sur le territoire versaillais que la porte me
claque au dos et que le train repart sans crier gare. À peine ai-je le temps de
reprendre ma respiration qu’un quidam me laisse entendre que j’aurais mieux
fait de rester dans ce train-là. Car un car était prévu au terminus, qui de La
Verrière emmènerait tous les naufragés à Chartres. Bon. J’allume une cigarette.
Un autre train est annoncé pour La Verrière. J’ose espérer, car à ce moment je
n’ai pas abandonné tout espérance, rattraper grâce à ce train providentiel l’autocar
qui, compte tenu de ma bonne étoile, attendrait mon arrivée avant de quitter la
gare de La Verrière. Ce nouveau train que je prends est un omnibus, un
tortillard, et l’on découvre de nuit la gare de Trappes, la gare de… j’ai
oublié le nom des autres gares. On peut se consoler en se disant qu’il faut
profiter de la moindre petite image captée dans la nuit parce que ces gares-là,
jamais plus, plus jamais on ne s’y arrêtera. En gare de La Verrière, terminus,
je suis attendu sur le quai pas une escouade de contrôleurs, dont une jeune et
jolie contrôleuse en ravissant costume d’hôtesse de l’air. Il est à peu près
une heure et quart, j’ai reçu il y a peu le sms de V. Elle n’est pas arrivée de
bonne heure à Yerres elle non plus, elle aura flâné en route, ou alors elle
aussi a dû manquer quelque correspondance. Tous ces employés Sncf sont d’une
gentillesse désarmante, il compatissent à tour de rôle, ils en rajoutent, « mon
pauv’ monsieur », ils en auraient les larmes, mais aucun ne me propose d’affréter
un tgv, un taxi, un nouvel autocar, aux frais de la compagnie, ni par exemple
de me loger sur un canapé dans un angle de leur salon près de la cheminée. Ils
me recommandent de prendre l’autocar qui attend sur le parvis, qui n’est pas l’autocar
providentiel dont j’ai parlé plus haut, qui n’est qu’un succédané d’autocar
providentiel. Il va à Rambouillet, ça me rapprochera de Chartres, et au moins à
Rambouillet il y a des hôtels, disent ces braves gens, ça ne mange pas de pain
de dire ça, ça ne les engage pas trop, dans deux minutes ils m’auront oublié,
dans trois minutes l’hôtesse de l’air aura oublié que j’ai jamais existé. Je
monte dans le car avec trois pékins, car entre-temps un autre train était
arrivé d’une incertaine banlieue. Nous partons. Le chauffeur est bougon, on
longe la nationale 10 que je connais bien en prenant la contre-allée, nouveaux
points de vue différents des points de vue connus par cœur sur Castorama, Cuir
Center, Auchan, etc. Le car fait des détours à travers des embranchements et
des ronds-points pour rejoindre chaque gare du parcours, où aucun voyageur ne
descend, ni ne monte. Il s’arrête, se retourne, vérifie que les rares voyageurs
ne font pas un geste, puis repart, nouveaux embranchements pour retrouver une
parallèle à la nationale 10, etc. À deux heures nous sommes à Rambouillet. Par
hasard il y a un guichet éclairé avec un homme derrière l’hygiaphone. Je lui
demande un à quelle heure part le prochain train pour Chartres. Le problème a l’air
compliqué à résoudre car il disparaît vers le fond de sa cabine, longuement, ou
du moins le temps me paraît long, je doute qu’il revienne, enfin il revient, 7
heures moins le quart. Je lui demande alors s’il connaît un hôtel proche, et il
me répond curieusement: « moi je suis pas d’ici vous savez, je suis de Bretagne
». Bon. Je pars vers le centre, je traverse toute la ville. Je ne suis pas
complètement épuisé car j’envisage alors de rejoindre Gazeran, que j’atteindrai
sûrement avant le lever du jour, histoire de se dérouiller les pattes plutôt
que de rester assis sur un banc ou de faire trois fois le tour de ville (le
parc du château est fermé). Toute chose est fermée. Dans mes pérégrinations je
n’ai pas entr’aperçu un piéton, la seule voiture que j’ai vue était celle de la
police. Mais la police n’est pas responsable des gens qui n’ont pas où dormir.
Après avoir franchi les zones pavillonnaires, j’atteins les confins de la
ville, j’atteins les prés, ou les bois, je ne sais je ne vois rien, je vois la
route sombre, et des bas côtés herbus, bosselés humides. J’ai presque peur de
cet inconnu noir, je ne me vois vraiment pas faire x kilomètres dans ces
conditions d’autant qu’en fait, à bien réfléchir, je ne sais pas à combien de
kilomètres est Gazeran. Alors, heureusement j’ai une bonne boussole intérieure,
je bifurque vers la gauche, c’est-à-dire vers le sud (Gazeran est a l’ouest). A
nouveau des zones pavillonnaires, des rues qui tournent si bien que je me
retrouve après des centaines de mètres presque à l’endroit où j’étais dix
minutes plus tôt; sauf que je suis au-delà d’un massif de buissons épineux,
dans des résidences où tout dort, même les chats, pas un chat, même galeux,
même de gouttière, même gris! où la plupart des ruelles sont des impasses, puis
le long de stades de football, je ne sais plus si je suis sur le parking, au
milieu d’une route, ou à l’intérieur du stade. Je deviens sourd mais pas tout à
fait encore, peu à peu – mais elle me semble encore bien lointaine – j’entends
la rumeur de la nationale 10. Une rue rectiligne avec trottoir, des enseignes
éclairées. Comme dans le désert les mirages, j’imagine que c’est un hôtel
(ouvert, charmant, pas cher), mais c’est un entrepôt de meubles, ou un
spécialiste de vins du Roussillon avec des néons flashy verts, bleus, rouges.
Ronds-points de plus en plus larges, que je ne veux pas traverser en ligne
droite bien qu’il y ait aucune voiture parce que je sais que s’il y en a une ce
sera celle d’un jeune fou aviné. Enfin j’arrive à l’immense parking de l’immense
Carrefour. Je le traverse dans toute sa longueur, du nord au sud, puis ses
pompes à essence, il doit y avoir caché dans sa cahute un gardien qui m’observe.
Je ne fais rien de mal, rien à me reprocher, on a le droit de se promener la
nuit! Après Carrefour McDonald’s, entreprise de peinture en gros, encore des
meubles. Enfin, côte à côte, Etap Hôtel et Premiere Classe Hôtel. Il faut glisser
sa carte bleue dans la fente prévue à cet effet, appuyer sur plusieurs boutons
pour choisir tel jour telle chambre avant que l’appareil vous disent «Complet».
Allons au Première Classe! Ah! celui-ci, ça va vite: l’appareil ne marche pas.
Comment vendent-ils des chambres sans appareil? Je sais que dans la journée on
y trouve des êtres de chair et d’os. Poursuivons… Pour atteindre le Noctuel, il
faut s’engouffrer dans une ruelle en pente, étroite, bordée d’herbes, entre
deux hauts hangars. Au Noctuel une pancarte sobre annonce «Complet». A côté il
y a Ibis. Ça c’est une autre classe – je sais il y a beaucoup à dire sur la
classe supposée –: c’est moins cheap. Fermé, mais
il y a une sonnette sur le côté (rien à voir avec une autre sonnette d’un autre
lieu). Je sonne et on répond. On me fait entrer, on m’accueille. On me dit qu’ils
sont complets; on compatit, on accuse violemment la Sncf, ces fonctionnaires
feignants, si bien que je me sens obligé de défendre la Sncf et cherche à leur
expliquer que je suis un peu responsable moi aussi. J’étale si bien mes
malheurs que l’homme (qui n’est pas d’ici, mais du Loir-et-Cher), me donne une
chambre réservée (75 euros) vu qu’à trois heures il y avait peu de chance pour
que le client pointe son nez. Néanmoins je ferme ma chambre à clef, on ne sait
jamais, on n’est jamais trop prudent, s’il lui prenait l’idée de venir
récupérer sa chambre; non sans penser à André Breton qui prétendait laisser sa
porte de chambre toujours ouverte dès fois qu’une belle fille y entre. Je ne risque pas le coup de la belle fille. Un paragraphe
de Guérin: la nature, les petits oiseaux, les nuages, console.
Et le lendemain matin il a fallu refaire le
chemin inverse pour arriver à Chartres à neuf heures et demie.
Et un sms le lendemain me disant que tu étais bien arrivé. J'ai cru que c'était l'opérateur qui faisait n'importe quoi.
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