Je travaillais
à la consigne Sncf de la gare de l’Est. Je rentrais chez moi par le dernier
train. Je sortais du métro à Chaussée-d’Antin et je rejoignais Saint-Lazare à
pied par la rue de Provence. Chaque soir il y avait derrière les magasins du
Printemps une prostituée, jeune, bien mise, je veux dire pas du tout
extravagante, élégante sans ostentation, discrète, la voix douce, qui se proposait
de m’emmener.
M’emmener
où ?
Je marmonnais
un merci inaudible, je me renfonçais dans mon parka, et je filais sans demander
mon reste. On devait entendre de loin mes pas précipités qui claquaient dans le
silence de la nuit. Elle, devait s’être renfoncée dans son encoignure de porte.
Il ne fallait pas que je manque mon train, je m’enfonçais dans la nuit, je
poursuivais mon chemin, vite, le cœur battant, profondément troublé.
Lucette et
Bernard formaient un gentil petit couple typique des années soixante-dix. Bien
dans leur peau, à l’aise avec tout le monde, drôles, attachants, beaux,
décontractés. Ils allaient bien ensemble. Un jour j’ai déjeuné avec eux près
des halles. À l’époque du grand trou. Nous avons laissé Lucette rejoindre le bureau
où elle travaillait comme dactylo, et Bernard et moi avons été flâner dans le
quartier.
On connaît le
quartier.
Bernard a
commencé par dire un ou deux mots gentils aux prostituées de la rue
Saint-Denis. Nous déambulions. Et puis soudain il s’est arrêté, il s’est tourné
vers moi. Il a voulu qu’on y aille — qu’on monte — tous les deux :
« Non, tu veux pas, ça serait rigolo ? ». Je n’en croyais pas
mes oreilles. Ça bourdonnait. J’avais comme un brouillard devant les yeux.
Aveuglé. Sans plus respirer.
Je ne pensais
qu’à Lucette, là-bas, à deux pas, devant sa machine à écrire, dans son bureau
sombre, avec ce gros patron, petit, chauve, au crâne luisant, qui se penchait
vers elle pour vérifier si elle ne faisait pas d’erreur.
Quelques années
plus tard.
Jacques était
en manque, mais très en manque. Alors il a été question de lui faire un cadeau
d’anniversaire. Nous sommes allés rue Saint-Denis. C’est moi qui allais demander
les tarifs parce que Jacques et l’autre ami qui nous accompagnait étaient
encore plus ballots que moi. Enfin je trouvais la bonne personne. Contrairement
aux autres prostituées, visages fardés, décolletés vaguement écœurants avec
toute cette chair qui débordait ; elle, était fine, le corps souple, en blue-jean
et t-shirt, elle était « normale ». En plus elle prenait moins cher.
Et je suis sûr qu’elle plaisait à Jacques, qu’elle était son genre.
Eh bien, au
dernier moment, on était pourtant venu là pour ça, au dernier moment, Jacques
s’est dégonflé. On a été prendre un dernier verre en terrasse à l’angle de la
rue du Renard et de la rue Rambuteau. Il y avait devant nous la masse sombre du
tout nouveau musée.
M. … je ne me
souviens plus de son nom… père de famille nombreuse, bon catholique, dirigeait
la librairie religieuse de notre petite ville. Un soir d’hiver nous allâmes
tous les deux à une réunion « culturelle » dans la grande ville
proche de Marseille.
Nous sommes
rentrés tard. Je conduisais. Je suis passé par la rue Villeneuve pour rejoindre
la gare Saint-Charles puis l’autoroute.
Soudain mon
compagnon s’écrit : « Oh les petites jeunes filles ! Elles vont
avoir froid ! Les pauvres ! Qu’est-ce qu’elle font ? En petites
tenues à minuit ! Au mois de janvier ! »
Il a fallu que
je lui explique.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire